Alors que sort son premier album, Someone New, on retrouve Helena Deland pour évoquer son rapport à la création, à la musique, à la langue. Un entretien franc et libéré avec une chanteuse-compositrice extrêmement douée.
« Prendre le temps de faire quelque chose dont j’étais fière »
Dans le communiqué de presse vous dites que vous avez voulu prendre du temps pour sortir cet album là par rapport aux maxis. C’est un choix qui s’est fait naturellement ?
En fait, c’est sûr que je voulais prendre mon temps, je savais que ça prendrait du temps de faire quelque chose dont j’étais fière. J’avais pas vraiment prévu que ça prendrait 2 ans, mais je pense que ça avait du sens avec toutes les étapes de création. L’idée était de faire ça de manière intentionnelle, d’approcher l’album comme un tout conceptuel, de prendre le temps de perfectionner chaque chanson, la rendre dans sa forme la meilleur. J’aime travailler plutôt lentement, c’est très sain d’avoir plusieurs étapes, et de prendre son temps, de revenir sur des décisions, ainsi de suite.
L’album est très mûr, très solide…
Ça faisait longtemps que je rêvais à ce premier album là. J’ai étudié la littérature, j’ai une grand passion pour la fiction, c’est un peu ça qui m’a insufflé ce désir de faire un tout uniforme un peu narratif. J’avais très hâte de me lancer là-dedans.
Le temps qui est passé entre les maxis et les albums, les 2 ans étaient du travail ou de l’hésitation ?
La première année, c’était vraiment beaucoup d’hésitations. Je faisais beaucoup de tournées autour des EPs. J’ai eu la chance de faire des premières parties vraiment stimulantes. Il y a aussi des dynamiques dans l’industrie de la musique qui sont vraiment humiliantes (rires). Ces festivals où tout le monde veut être … Les succès se comptent en turn-out, en nombre de délégués, combien de gens sont sur leur téléphone, combien de gens t’écoutent. C’est un peu déstabilisant. Et j’avais comme peur d’essayer quelque chose qui ne valait pas la peine, ces contextes sont réducteurs. C’est une drôle de façon de consommer de la musique. Ça fait peur… non, ce n’est pas que ça fait peur. On est juste dans une période de transition dans notre façon de consommer de la musique … les streaming platforms. Ça a été difficile à ce moment-là pour moi d’affirmer ce que j’avais envie de faire. J’étais dans une espèce de confusion par rapport à qu’est-ce que les gens veulent entendre. On se rend compte qu’il y a énormément de diversité musicale dans les goûts. L’important est de faire une proposition intéressante qui puisse intéresser les gens.
« savoir qu’on écoutait ma musique juste avant d’écouter celle d’Iggy Pop, et puis que j’étais associée à lui au moins pour l’espace d’une soirée. J’étais très fière. »
L’album est né d’un doute sur votre capacité à créer, la peur de l’aliénation vis-à-vis des autres. C’est sassez surprenant de lire ça, parce qu’un artiste est quelqu’un qui dépend des autres…
Je pense que justement le fait que l’artiste dépende des autres fait sens avec ce que je ressentais. J’étais extrêmement effrayée de savoir où était la limite du pouvoir des autres sur moi. En débutant, j’avais tendance à vouloir faire des choses qui plaisent, qui étaient à la mode ou esthétiques, qui m’assuraient que je serai écoutée. C’était une espèce de pulsion un peu vulnérable, needy, qui a besoin de la validation des autres. Ecrire des chansons avec cette optique là en tête… il a fallu que je me dise que ce n’est vraiment pas comme ça que j’avais envie de créer. L’album parle de ça. Et par extension, je n’ai pas nécessairement envie de vivre comme ça. Un espèce de crise de la vingtaine, s’affirmer, apprendre à se connaître (rires)
On comprends mieux ce doute, cette idée qu’à un moment on ne sait plus trop si ce qu’on fait, on le fait parce que ça nous plaît ou si parce que ça plaît aux autres. C’est très difficile de savoir à quel moment on fait ce qu’on a envie de faire ou à quel moment on fait ce que les autres attendent.
Exact. En réfléchissant par rapport à ma musique, une des choses que j’ai remarquées que c’était un trait féminin par rapport aux hommes. Je me suis rendu compte que c’était quelque chose qui était ancré dans ma personnalité à cause de mon genre.
Oui, vous parlez de l’impact du genre sur la création…
Je ne m’en était pas rendu compte avant. C’est le moment de la révélation qui a été choquant. J’en ai discuté avec d’autres femmes. Et je me suis dit que, peut-être, la confusion sur ce que je veux faire est plus grande encore étant donné que je suis une femme, que j’ai besoin de la validation masculine, que j’ai souvent construit mon identité autour de ça. Il y a encore un peu plus de “qu’est-ce que je vaux ? Qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que j’ai le droit de faire ?” Quand je me suis rendu compte de ça, ça m’a fasciné et ça m’a inspiré.
« En débutant, j’avais tendance à vouloir faire des choses qui plaisent, qui étaient à la mode ou esthétiques, qui m’assuraient que je serai écoutée… Ecrire des chansons avec cette optique là en tête… il a fallu que je me dise que ce n’est vraiment pas comme ça que j’avais envie de créer. »
Par curiosité, c’est comment de faire la première partie d’Iggy Pop dans un concert à la gaîté lyrique ?
(Rires) Ça a vraiment été étrange, presque absurde. J’ai fait un show à Paris. J’ai pris l’avion la veille, j’ai atterri à 8h du matin, je n’avais pas dormi. J’ai passé une journée dans un espèce de brouillard. J’arrive à la mairie. Il y avait Iggy Pop dans l’autre pièce, une totale légende, quelqu’un que je trouve vraiment fascinant. Evidemment, je n’ai pas pu lui parler parce qu’il y avait trop de gens qui étaient dévoués à le faire. Après mon show, j’ai abandonné, je n’avais plus l’énergie pour lui serrer la pince !
Et sinon, le concert en lui-même…
Le concert était organisé par ARTE, je sentais qu’il y avait une très grande curiosité, ouverture, écoute pour moi. Ce que j’ai vraiment apprécié. C’était un public extrêmement respectueux. J’étais complètement ensorcelée par l’opportunité que j’avais. Il y avait aussi quelque chose de très satisfaisant de savoir qu’on écoutait ma musique juste avant d’écouter celle d’Iggy Pop, et puis que j’étais associée à lui au moins pour l’espace d’une soirée. J’étais très fière.
La voix joue un rôle très important dans l’album, dans la qualité de l’atmosphère. Est-ce que vous partez de la voix ? De la mélodie ? De la musique ?
C’est un petit peu mystérieux. Ça se passe souvent dans une concordance de mélodie et paroles. Ça arrive pour une phrase. Je vais avoir une inspiration avec une phrase, si je pense que ça vaut la peine, je vais continuer d’excaver cette idée là. J’écoutais un documentaire récemment, je pense que c’est Paul Éluard qui disait que la première ligne, la première strophe d’un poème vient comme un don de Dieu. Tout le travail, c’est d’écrire les autres. Pour moi, c’est un peu comme ça. Quand j’ai vu ça, je me suis dit, c’est bien vrai (rires). Ça commence comme avec un flash, et puis il faut construire la charpente de sens autour.
La musique vient après ? Les paroles ? Tout vient ensemble ?
C’est tout ensemble. Je gratte la guitare, je chante et j’ai une idée. Quand c’est une bonne idée, ça déboule assez rapidement. Quand c’est un peu plus alambiqué, c’est plus de travail, plus d’insistance. J’insiste, j’essaye de voir si l’idée est bonne. Oui, ça commence souvent avec la guitare. J’ai une guitare à la maison parce que c’est l’instrument le plus convivial, le plus facile à avoir dans des petits espaces, puis je gratte la guitare. J’ai lu que Brassens épinglait ses paroles de chansons au mur. Il travaillait comme en filigrane, en ajoutant des choses très graduellement. Je ne fais pas ça, mais je trouve ça bien inspirant. J’écris, je ne sais pas, une vingtaine de fois les paroles pendant des semaines, jusqu’à ce que ça fonctionne le mieux.
Il y a de l’électro qui vient de donner de l’ampleur à la musique. Comment est-ce que ça arrive ? C’est à la production ? C’est vous qui avez voulu faire ça ?
C’est ma décision, mais c’est la production qui a fait le reste. Tout vient de mon choix de collaborateurs. J’ai développé toutes les démos de mon côté, avant de les amener à mon ami Valentin (Ignat). Il n’avait jamais produit un album pour quelqu’un. Il étudie en électro-acoustique. Son rapport à la musique est très dans la musique, dans la texture. Il a été collaborateur extrêmement précieux. Il fait tout en digital. Il n’utilise aucun synthé analogue. C’est comme un producteur de la nouvelle génération. C’était cool, parce qu’à cause de notre amitié, quand je lui parlais d’atmosphère, il arrivait à savoir assez facilement là où je voulais en venir. Dans Fruit Pit, j’avais envie qu’on ait l’impression d’être un insecte dans l’herbe. Il a samplé ma voix pour faire un espèce de bourdonnement. Tout d’un coup on sent qu’on est un peu dehors, un insecte. Pour moi, ça a été extrêmement amusant. Avec Gabe (Wax), qui a fini la production, c’était complètement différent. Il est plus dans les synthés robustes. La collaboration de nous 3 fait ressortir dans l’album la multiplicité dans les couches électro. Mon job, c’était de choisir les collaborateurs. J’ai choisi les bons. L’album leur ressemble à eux aussi beaucoup.
« Paul Éluard qui disait que la première ligne, la première strophe d’un poème vient comme un don de Dieu. Tout le travail, c’est d’écrire les autres. Pour moi, c’est un peu comme ça. »
À propos de la langue, comment vivez-vous le fait qu’on vous demande tout le temps pourquoi vous écrivez en Anglais ?
Je vis bien ça. Je trouve que c’est une question légitime et intéressante. La réponse n’est évidemment pas évidente. Il y a quelque chose dans l’économie de l’Anglais, dans l’économie des mots, à la fois précis et qui demeure dans une espèce de vague que je trouve vraiment intéressant pour la musique. Je trouve que ça se dépose bien rythmiquement. Le Français nécessite plus de mots. J’ai l’impression qu’il y a moins d’ambigüité, alors qu’avec l’anglais, on peut rester dans une espèce de zone un peu plus ouverte à l’interprétation.
Dans une interview récente, vous parliez aussi de cette libération à parler dans une autre langue…
Oui, absolument, c’est tellement chanceux de pouvoir changer de langue dans l’espace créatif. Je pense que cela opère chose de carrément neurologique, comme un petit switch qui se met sur « on » (rires), on peut utiliser une langue de manière plus joueuse. Mais aujourd’hui, ma vie est plus en Anglais qu’en Français. J’ai grandi en Français avec une mère Anglophone. Maintenant, j’habite à Montréal avec des amis anglophones, mon copain est anglophone, la majorité des conversations que j’ai au fil d’une journée sont en anglais. Maintenant, l’anglais est moins une langue secondaire. Au départ, ça m’a vraiment libérée de pouvoir avoir recours à une langue qui n’était pas celle de tous les jours.
Vous envisagez de passer au français pour la suite ?
Honnêtement, je ne pense pas être prête à faire ça. J’ai l’impression d’être en train de développer quelque chose en anglais. J’ai envie de continuer à pousser ça, parce que je sens que je m’améliore. Mais l’idée de créer quelque chose en français m’excite beaucoup. Je pense que ça serait une autre paire de manches. Ça serait complètement différent.
Les atmosphères des deux langues sont très différentes…
Absolument. Il y a aussi le fait que ma culture musicale en grandissant était anglophone. Juste par ignorance, il y a moins d’artistes francophones auxquels je m’associe. Quand j’imagine ma musique en français, c’est comme un gros point d’interrogation (rires).
Qui ont été les artistes qui vous inspirent ?
Ça change beaucoup, tout le temps. Pendant l’écriture de l’album, j’avais été complètement bouleversée par l’album U.F.O.F de Big Thief, qui était sorti au cours de l’année. J’avais redécouvert les deux premiers albums de Björk que je trouvais absolument stellaire. Il y a Tirzah qui m’a beaucoup inspiré… est-ce que vous la connaissez ? Elle a une approche vraiment candide de la musique qui fait vraiment du bien. Je l’adore. C’étaient les 3 femmes auxquelles je pensais le plus pendant la création de l’album. Mais en grandissant, c’était plutôt Avril Lavigne, Gwen Stefani. Et puis c’est devenu un peu indie. Quand je rentré au secondaire, c’était le band canadien Metric. C’était plus dans l’anglo… ma chanteuse préférée francophone, c’est Barbara. On vient de deux époques différentes. C’est plus facile de m’associer à Barbara maintenant que ça l’était quand j’avais 12 ans (rires).
Barbara, pour les paroles, peut être très inspirant.
Oui, je suis d’accord. Quel côté poétique complètement fou. Mais c’est surtout inspirant. Il y a tellement d’images évocatrices. C’est très riche.
Vous parlez de poésie. Dans une autre interview, vous dites que vous ne faites pas de poésie. Or, vos paroles sont très poétiques. Vous avez vraiment l’impression que vous ne faites pas de poésie ?
Je ne pense pas. J’ai l’impression que pour écrire de la poésie, il faut avoir une intention différente. Et puis les choix sont différents. Je pense qu’il y quelque chose de similaire, mais avec la poésie, il ne faut dépendre que des mots pour créer un environnement, une atmosphère, alors que la musique on retombe souvent dans la suggestion par la musique. J’ai l’impression que la poésie est plus difficile. Pour que ce soit réussi, il faut que ce soit maîtrisé. Avec l’écriture de paroles, j’ai l’impression qu’on peut faire communiquer les mots avec la mélodie. Il se passe quelque chose n’ont pas besoin de supporter seuls. Je viens de commencer à lire beaucoup de poésie. C’est comme une grande révélation pour moi. Je trouve ça tellement inspirant. En musique, tu n’es pas obligé de te reposer sur une métaphore brillante pour que la chanson aie du sens, alors qu’en poésie il faut réussir ce tour de force seulement avec les mots.
A quoi ressemble une journée d’Helena Deland ?
(rires) Ça dépend de quelle période je suis, dans le cycle d’album. J’essaye de méditer un peu tous les jours. Je m’assoie à l’ordi, je fais des e-mails, beaucoup. J’essaie de garder du temps pour jouer de la musique mais je n’y arrive pas toujours. Ces temps-ci, ce n’est vraiment pas facile. Ce n’est pas une période propice à la création. Il faut plus se concentrer sur la sortie. Mais, je travaille lentement et puis longtemps dans la journée. Je finis juste avant d’aller me coucher. J’ai aussi deux collocs qui sont de bons amis avec qui je peux décompresser malgré le confinement. Parce que Montréal vient d’être reconfinée. J’essaye d’aller marcher pour débloquer les idées… C’est une période compliquée. Mais je me compte chanceuse en ce moment. J’avais ce projet qui me tient vraiment concentrée. J’avais vraiment cet objectif. Ce vers quoi travailler et construire. Là, J’avoue que ça me fait peur. Ça va être un peu un vide.
Interview réalisé par Alain Marciano
Helena Deland – Someone New
Label : LUMINELLE RECORDINGS
Sortie : 16 Octobre 2020
“Someone new”, un premier album pop-folk-électro étincelant pour Helena Deland