Un nouvel album de Springsteen est toujours un événement, quelle que soit la relation que chacun d’entre nous entretient avec cette figure tutélaire du Rock, cet éternel combattant. Mais on prêtera sans doute plus attention qu’à l’habitude à ce que le Boss nous dit dans ce Letter to You plutôt réussi.
La nostalgie d’un rêve – musical – américain…
Les USA n’ont peut-être jamais eu autant besoin de Bruce Springsteen qu’en ce moment, juste avant des élections cruciales, alors que le pays est divisé comme jamais depuis la « Guerre Civile ». Car Springsteen, au-delà de ses opinions politiques démocrates, est peut-être le seul artiste d’envergure qui chante SUR et POUR chaque américain, quelle que soit la couleur de sa peau, quelle que soit son origine et, même, ses convictions. Letter to You – titre magnifique dans ce contexte de déchirement collectif – est exactement ce qu’il doit être : entre nostalgie d’un rêve – politique mais aussi musical – américain qui peine à exister encore et reconnaissance de la force individuelle, Springsteen et son E Street Band tiennent encore l’espoir d’un monde meilleur à bouts de bras. Et ça, c’est magnifique, quelles que soient – ou presque – les qualités d’un album… qui n’en manque heureusement pas…
One Minute You’re Here est une merveille, qui semble nous renvoyer d’emblée à l’immense Nebraska, mais la simplicité initiale du morceau laisse peu à peu place à une orchestration plus riche, les cordes puis l’E Street Band se déployant avec une légèreté qui ne gâche pas l’impression première.
La chanson Letter to You est la véritable introduction de l’album, avec le groupe séminal de Springsteen en mode « early 80’s », puisque la grande idée de l’album était de jouer les chansons en format « live » pour retrouver la spontanéité et la puissance de Darkness on the Edge of Town. Springsteen nous parle directement, à nous tous son public, nous pour qui il a toujours tenté de produire une musique et des paroles les plus sincères possibles : « Things I found out through hard times and good / I wrote ’em all out in ink and blood / Dug deep in my soul and signed my name true / And sent it in my letter to you… » (Ces choses que j’ai découvertes à travers les moments difficiles comme les bons / Je les ai toutes écrits avec de l’encre et du sang / J’ai creusé profondément dans mon âme et je les ai signées de mon vrai nom / Et je vous les ai envoyées dans ma lettre …). Difficile de ne pas être touché par cette… lettre.
Une chanson comme il n’en fait plus…
Letter to You est le vingtième album studio de Springsteen, et, approchant l’heure complète, excède un peu notre réserve de patience : une fois encore, si le Boss s’en était tenu au format classique de 40 minutes, nous aurions entre les mains une réussite complète. La majorité des douze chansons ont été composées en 2019 sur une guitare acoustique offerte par un fan, puis enregistrées avant la fin de l’année 2019, donc avant la pandémie, et suffisamment avant l’hystérisation du contexte politique états-unien pour en être à peu près préservées…
Janey Needs a Shooter est l’une des trois chansons plus anciennes, et, au fil des réécoutes, pourrait bien se confirmer comme le sommet de Letter to You : écrite en 1971-72 (!), voilà une chanson « classique » du Boss (qui a dit, ou même simplement pensé : « une chanson comme il n’en fait plus ? »), une chanson qui nous saisit, nous bouleverse comme Born to Run ou Darkness nous saisissaient et nous bouleversaient. Qui nous rappelle, surtout dans son magnifique final, combien Springsteen a pu être important pour chacun d’entre nous à un niveau profondément émotionnel, avant de devenir une icône populaire, forcément plus… anonyme. Non, plus symbolique qu’humaine… Il faut néanmoins admettre que les deux autres « vieilles chansons » de l’album, If I Was the Priest et Song for Orphans (très dylanien !) ne sont pas aussi bonnes…
Last Man Standing nous permet – enfin ! – de retrouver le son chéri du saxo tellement lié à l’histoire du E Street Band, et a peut-être la mélodie la plus « évidente » d’un album dont, admettons-le, les qualités mélodiques ne sont pas le point le plus fort. « Rock of ages lift me somehow / Somewhere high and hard and loud / Somewhere deep into the heart of the crowd / I’m the last man standing now… » (Le Rock de l’ancien temps me soulève d’une certaine manière / Vers un endroit haut et dur et fort / Quelque part au cœur de la foule / Je suis le dernier homme encore debout…) sonne comme une confession totalement personnelle sur la manière dont le Boss perçoit son rôle – sans arrogance aucune – de « dernier rempart » d’un certain rêve du Rock’n’roll.
« Faiseur de Pluie » !
House of a Thousand Guitars retrouve miraculeusement des échos de l’époque de Born to Run, et, malgré cette sensation inévitable de « déjà entendu », risque bien, grâce au superbe jeu de piano qui la supporte ; de gagner rapidement une place au palmarès des chansons qui allument le plus de briquets – pardon, de téléphones portables – au cours des prochains show du Boss.
Rainmaker est la chanson la plus clairement politique de l’album, qui souligne le besoin du peuple à chercher un leader qui promette monts et merveilles, au détriment de toute logique : « Sometimes folks need to believe in something so bad, so bad, so bad / They’ll hire a rainmaker / … / Rainmaker says white’s black and black’s white / Says night’s day and day’s night / Says close your eyes and go to sleep now… » (Parfois, les gens ont tellement, tellement, tellement besoin de croire en quelque chose / Qu’ils vont embaucher un faiseur de pluie /… / Le faiseur de pluie dit que le blanc est noir et que le noir est blanc / Que la nuit est le jour et la nuit le jour / Te dit que tu peux fermer les yeux et aller dormir maintenant …). Néanmoins, comme Springsteen prétend avoir écrit le texte avant l’arrivée de Trump au pouvoir, disons que le propos ici, tellement pertinent en ces temps de populisme démagogique général, est universel…
L’adieu aux fantômes…
« I hear the sound of your guitar / Coming in from the mystic far /The stone and the gravel in your voice / Come in my dreams and I rejoice / It’s your ghost moving through the night / Spirit filled with light… » (J’entends le son de ta guitare / Comme s’il venait d’un ailleurs mystique / La pierre et le gravier que j’entends dans ta voix / Viennent dans mes rêves et je m’en réjouis / C’est ton fantôme qui bouge dans la nuit / Un esprit rempli de lumière…). Ghosts est du Springsteen superlatif, donc le genre de morceau que l’on peut soit adorer parce qu’on brandira tous ensemble le poing dans la fosse devant la scène, ou au contraire détester car elle représente une certaine tendance à l’emphase, qui voit Springsteen perdre en subtilité ce qu’il gagne en intensité. C’est un single, et il illustre parfaitement la nature du Rock quand il était encore une musique immensément populaire… ce qui veut dire que les La La La finaux, extatiques, peuvent aussi être écoutés / chantés avec une indéniable dose de nostalgie. Car c’est une chanson où le Boss parle de son premier groupe, The Castiles… mais la nostalgie d’une époque disparue, et soi-disant meilleure, n’a-t-elle pas toujours été un carburant efficace pour la musique du Boss ?
Et si l’on se quitte d’une manière vraiment très convenue (I’ll See You in my Dreams), on ne pourra pas dire que la déception sera à l’ordre du jour : voilà plusieurs décennies que le Boss ne nous pond plus de chefs d’œuvre absolus… Pourquoi nous plaindrions-nous d’avoir entre les mains un album aussi sincère, aussi juste ? Oui, qui se plaindrait d’avoir reçu la lettre d’un vrai artiste, d’un homme profondément soucieux de son public, et en particulier de chaque Américain qui doit affronter aujourd’hui une période particulièrement troublée.
Eric Debarnot