Faut-il lire White, l’essai de Bret Easton Ellis, publié de manière opportune en format poche au moment où l’on s’interroge plus que jamais sur l’Amérique trumpienne ? La réponse n’est pas si simple que ça…
La sortie de White, l’essai polémique de Bret Easton Ellis, en format poche, alors que nous sommes dans la dernière ligne droite de l’élection américaine, est forcément pertinente, car les quelques pages sur Trump (il n’y en a pas beaucoup, en fait, mais elles ont été montées en épingle à la sortie du livre !) permettent de bien comprendre ce que la presse européenne a toujours eu du mal à reconnaître, et à publier : Trump est un « outsider » du jeu politique, et a recueilli en tant que tel le soutien de la majorité des électeurs, généralement fatigués par l’arrogance et la langue de bois des politiciens établis : le même phénomène qui a en France porté au pouvoir quelqu’un comme Macron, en fait. BEE n’est pas un supporter de Trump, en fait, mais celui-ci ne le gêne visiblement pas plus que n’importe quel président avant lui. Et c’est sans doute ce manque d’intérêt profond pour la politique – et ses conséquences sociales et géopolitiques au niveau planétaire – qui choquera sans aucun doute n’importe quel lecteur « non-étatsunien », qui avalera difficilement le fait BEE ne réfute pas la « possibilité » de Trump soit en fait l’un des plus « grands » présidents de l’histoire du pays ! Ce quasi-déni de la réalité de l’impact des décisions politiques, quelles qu’elles soient, rend BEE complètement politiquement incorrect, comme on disait autrefois.
Et ça tombe bien, car l’autre sujet important de White, c’est bien entendu le nivellement de la pensée par les réseaux sociaux – BEE a été un gros utilisateur de Tweeter, même si c’était avant tout pour parler musique, séries TV et cinéma, et il a été haï par la majorité de son public démocrate pour ça : pensez donc, un gay qui critique l’oscar décerné à Moonlight, quel affront ! Mais la cible de BEE, c’est avant tout le goût pour la victimisation de la génération des millenials… ce qui nous vaut trois pages brillantes sur ce sujet. Trois pages qui justifieraient presque la lecture de White. Presque, mais pas tout-à-fait…
Bon, il y a aussi ces moments où BEE, logiquement, reprend et développe ses avis « tweetés » sur quelques films, albums, voire artistes célébrés, parce qu’il nous offre un point de vue différent de celui massivement défendu par « l’élite ». Elevé en écoutant le Blue Öyster Cult (yeah !) et en regardant les films de John Carpenter (yeah !!), BEE aime clairement la provocation – ce n’est pas une découverte ! – mais surtout les trajectoires artistiques marginales…pas si loin finalement d’un Tarantino…
Le problème, c’est le reste, c’est-à-dire près de 80% de White : BEE revient inlassablement sur la genèse et le destin de son livre le plus célèbre, American Psycho, s’interrogeant, sans savoir y répondre, sur ce que Bateman serait devenu, et sur qui serait le Bateman du XXIè siècle ; BEE développe longuement une théorie, assez fumeuse, et interminablement illustrée par l’exemple des scandales de Charlie Sheen, sur les périodes « Empire » et « Post-Empire » des Etats-Unis et de leur culture ; BEE parle aussi beaucoup de lui, mais c’est plus pour nous narrer par le menu ses vicissitudes sur le Net que pour réellement réfléchir sur les racines de son inspiration ou sur les causes de son incapacité actuelle à écrire un nouveau roman.
Bref, on ouvre White en espérant une réflexion anticonformiste et féconde sur la déroute intellectuelle américaine (devenue une déroute globale…), ou au moins savourer un peu du génie littéraire de celui aura été l’un des plus grands écrivains de sa génération, et on en est réduit à piocher çà et là quelques aphorismes faciles, au milieu d’un long fleuve de réflexions confuses, et passablement ennuyeuses.
Heureusement (?), même si BEE a visiblement écrit White sans se préoccuper d’un quelconque succès commercial, il est assez malin pour terminer son essai par les 25 pages les plus virulentes (le chapitre These Days) : non content désormais d’accuser la gauche américaine d’avoir permis la victoire de Trump en le positionnant, assez stupidement, comme un outsider, il tire à l’arme lourde sur l’ostracisme contre les Américains pro-Trump que manifeste avec de plus en plus de violence l’élite blanche et riche du pays. Contrairement à ce que nous lisons généralement en Europe, BEE considère que la haine qui a conduit à la profonde division des Etats-Unis est le fait des Démocrates, et que, au fond, la menace du fascisme se situe bel et bien à gauche. La dernière phrase de White fait littéralement froid dans le dos ; s’adressant directement aux Démocrates, et à tous les gens de gauche, BEE prophétise : « Peut-être que, comme lorsque vous êtes en proie à une rage infantile, la première chose que vous perdez est le jugement, avant que vienne le tour du sens commun. Et, à la fin, vous perdez la tête, et, avec elle, votre liberté. »
Eric Debarnot