Œuvre marquante tant par son style ébouriffant, son énergie positive et sa narration originale, sans même parler de ses images superbes, Malgré tout n’est néanmoins pas exempt de défauts.
Peut-on aimer quelqu’un « de loin » pendant près d’un demi-siècle ? L’usure du temps s’exerce-t-elle seulement sur la vie quotidienne, nos rêves en étant miraculeusement préservés ? Le romantisme à outrance est-il supportable ? Peut-on lire Malgré tout sans attraper de dangereuses caries ? A-t-on vraiment envie de répondre à ce genre de questions ?
Alors voilà, oui, Jordi Lafebre, jeune auteur catalan surdoué, nous offre avec ce magnifique Malgré tout, dont il est l’auteur complet, une très belle histoire d’amour – presqu’un amour de légende en fait… Une histoire dessinée avec une grâce exceptionnelle, avec une énergie qui explose dans toutes les cases, même lors des moments les plus tristes de la vie de Ana et Zeno, deux amants d’un jour que la vie – et leurs propres choix – sépareront pendant quarante ans, jusqu’à… Jusqu’à la première page de Malgré tout, en fait, puisque l’astuce très conceptuelle de Lafebre, c’est de nous emmener dans une narration à l’envers, façon Memento si l’on veut, le suspense étant construit sur la découverte progressive des épisodes antérieurs de l’histoire, et non sur ce qui va se passer : pourquoi pas, puisque ça nous oblige à une (petite) gymnastique mentale bienvenue dans un récit qui n’aurait peut-être pas été aussi palpitant s’il nous avait été conté de manière conventionnelle.
Second « truc » malin de Malgré tout, la thèse de l’universitaire, très dilettante, que restera pendant quarante ans le marin/libraire Zeno, tourne autour d’une théorie sur la manière d’inverser le temps… un peu comme dont on peut ramener des papillons échappés d’un sac en plastique à l’aide d’une lumière ! Bref, si l’on l’ajoute la décision, à notre avis assez audacieuse, de conter le premier / dernier chapitre à l’envers (on peut imaginer que le but est de faire effectuer un véritable « demi-tour » au lecteur pour qu’il reparte dans la lecture du livre à rebours…), voilà un récit superbement bien pensé, valant son poids de « concept original ».
Par contre, et on va toucher là à ce qui nous gêne dans Malgré tout, il faut vraiment aimer la fantaisie pour pleinement savourer le livre : les mimiques et les postures burlesques des personnages, les paysages presque féériques de cette petite ville portuaire au pont asymétrique construit au-dessus d’un gouffre, rappellent le Monde enchanté d’Olivier Rameau (pour les plus anciens d’entre nous), revisité graphiquement par Margot Motin… ce qui n’est pas vraiment un compliment de notre part !
On ne peut pas s’empêcher de penser que, du coup, Lafebre passe largement à côté des éléments les plus sombres, les plus profonds de son histoire, qui sont certes évoqués, mais vite balayés, presque avec négligence, et qui auraient transformé un livre plaisant en véritable chef d’œuvre : les magouilles politiques de la vie quotidienne de madame le maire, décidée à construire son pont absurde à n’importe quel prix ; le naufrage de sa vie familiale, si semblable à celui de la plupart d’entre nous ; la rudesse de l’existence des marins ; l’égoïsme de Zeno, briseur de cœurs inconstant et sans remords… Derrière la fantaisie, oui, rôde une laideur dont Lafebre est clairement conscient, mais qu’il choisit d’évacuer, au profit d’une légèreté et d’une tendresse histrioniques, qui semblent souvent forcées.
Bref, ce livre à la fois ultra-romantique, bien construit et formellement magnifique est à la fois un enchantement et une frustration. Pour certains lecteurs, le plaisir du tourbillon des sentiments et de la narration virevoltante qui l’emportera, pour d’autres ce sera le regret devant cet excès volontaire de légèreté.
Eric Debarnot