À l’occasion de sa ressortie en salles en version restaurée 4k inédite grâce à Carlotta Films, coup de projecteur en 3 axes sur À bout de souffle, œuvre culte et véritable manifeste de la Nouvelle Vague.
Biographie :
« Si vous n’aimez pas la mer… si vous n’aimez pas la montagne… si vous n’aimez pas la ville… allez-vous faire foutre !». Comment ne pas reconnaître le verbe de Jean-Luc Godard dans cette phrase adressée au spectateur par Jean-Paul Belmondo au début d’À bout de souffle ? Fils d’une famille bourgeoise protestante et nantie de banquiers du côté de sa mère, Jean-Luc Godard naît à Paris le 3 décembre 1930. Après des études chaotiques, quelques vols lui feront connaître la prison, puis l’hôpital psychiatrique. Il s’inscrit en anthropologie à la Sorbonne et s’aventure à la Cinémathèque Française et au ciné-club du Quartier Latin. Il y rencontre François Truffaut, Jacques Rivette, Claude Chabrol, et exerce sa plume aux Cahiers du cinéma. En 1956, attaché de presse à la Fox, il tourne ses premiers courts-métrages. Quatre ans plus tard, À bout de Souffle obtient un énorme succès public (2,2 millions de spectateurs). Lancé, le réalisateur enchaîne avec un film politique Le petit soldat (censuré car traitant du thème sulfureux de la Guerre d’Algérie) puis des œuvres plus personnelles, intimistes et majeures, comme Le Mépris, Pierrot le fou, et Alphaville, avant que les événements de Mai 68 ne donnent une nouvelle direction à sa carrière. Il filme les manifestations et s’insurge contre l’éviction d’Henri Langlois (fondateur de la Cinémathèque) réclamée par André Malraux (alors Ministre de la Culture). Epaulé par François Truffaut, Alain Resnais, Claude Lelouch et Louis Malle, il obtient l’arrêt du Festival de Cannes ! En 1969, il fonde le Groupe Dziga Vertov, collectif d’extrême-gauche. S’il opte pour la vidéo afin de mieux contrôler la chaîne de création-production, c’est sans grand succès. Il revient au cinéma traditionnel en 1980 avec Sauve qui peut (la Vie), avant d’entreprendre une Histoire(s) du cinéma, collage composé de citations visuelles de films. Ses dernières œuvres n’essuient que des échecs commerciaux, notamment Nouvelle Vague, en 1990. Il lui faudra quatre ans pour réaliser un Eloge de l’amour filmé en 2001 à l’aide d’une caméra numérique. En 2010, nouveau constat amer sous la forme d’un documentaire expérimental sur une Europe meurtrie dans Film Socialisme. En 2014, l’auteur nous promet sur la croisette un Adieu au langage (Prix du Jury), avant de revenir au Festival de Cannes en 2018 décrocher une Palme d’or spéciale pour son foisonnant Le Livre d’image. « Les films devraient avoir un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre. » prône-t-il. Sa filmographie aura mis assurément un sacré désordre dans l’Histoire du Cinéma ! Jean-Luc Godard : définitivement, Bande à part…
Contexte :
Le 8 janvier 1959 Charles de Gaulle devient, à 68 ans, le premier président de la Vème République. Depuis trente ans, le cinéma français étouffe dans des schémas formels aux scénarii calibrés. Françoise Giroud, co-fondatrice de l’hebdomadaire L’Express, révèle les aspirations de la jeunesse et les désirs de cinéastes qui ont pour noms Truffaut, Rivette, Chabrol, Varda, Rohmer, Godard… Elle invente la formule « La Nouvelle Vague », pressentant que cette génération va rejeter l’académisme. Mai 1959 : au Festival de Cannes, François Truffaut présente son premier film, Les quatre cents coups. Il remporte le Prix de la mise en scène. Devant le succès de son ami, Jean-Luc Godard tourne À bout de souffle en un mois, durant l’été. François Truffaut dira plus tard : « Jean-Luc n’est pas le seul à filmer comme il respire, mais c’est lui qui respire le mieux ». A sa sortie le 16 mars 1960, À bout de souffle confirme de manière étincelante le souffle d’un monde qui aspire à changer.
Désir de voir :
Jean-Luc Godard déclare : « Ce que je voulais, c’était partir d’une histoire conventionnelle et refaire, mais différemment, tout le cinéma qui avait déjà été fait ». Ambitieux, il écrit ce petit film fauché en noir et blanc sans véritable scénario à partir d’un fait divers, scénarisé par François Truffaut. Rendant hommage aux séries B américaines, il s’empare des notes comme un jazzman. « J’ai fait plutôt des films comme deux ou trois musiciens de jazz : on se donne un thème, on joue et puis ça s’organise ». Aidé par la musique de Martial Solal, il improvise. Avec la Cameflex (caméra légère portée sur l’épaule), il filme en décors et lumières naturels, montre des paysages depuis l’intérieur d’une voiture. Le héros, Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo), s’adresse au spectateur, gouailleur, et imite Humphrey Bogart, chapeau feutre sur le côté, cigarette au bec, se passant le pouce sur les lèvres. Le film est tourné en muet, la post-synchronisation systématisée. Sur le conseil de Jean-Pierre Melville, le metteur en scène supprime les contre-champs et teste des jump-cut (juxtaposition de deux plans produisant un saut d’images). Cet artifice provoque des discontinuités du récit mais crée un rythme. Le réalisateur tire profit de ces fragments-collages et des faux raccords elliptiques pour transpercer de surréalisme ce film sentimental aux allures de polar, qui est une véritable œuvre anthropologique tant elle confectionne des références : tableaux de Picasso, Renoir, Klee, livre de Faulkner, revue Les cahiers du cinéma, journal et tee-shirt New-York Herald tribune, affiches de cinéma…
Mais ce poème ne serait rien sans la beauté radieuse de Jean Seberg. Innovant, irrévérencieux, culotté, À bout de souffle – interdit aux moins de dix-huit ans à sa sortie en France – est l’acte de foi de La Nouvelle Vague. La liberté des situations et le ton des dialogues désagrègent ce qui avait cours auparavant, le style transcendant le sujet… « À bout de souffle aura marqué dans l’histoire du cinéma un tournant décisif. Godard a pulvérisé le système, il a fichu la pagaille dans le cinéma. Il a rendu tout possible » dit François Truffaut. Le film démodera ce qui s’était fait avant et inspirera Jean Eustache (Le père Noël a les yeux bleus), Arthur Penn (Bonnie and Clyde), mais aussi Martin Scorsese, James Gray, Quentin Tarantino et William Friedkin. Ce bricolage pas « vraiment dégueulasse», dixit son auteur, peut mourir les bras en croix sur un passage clouté pour ressusciter à l’infini. Comme une nouvelle façon d’aimer.
Sébastien Boully