Album oscillant entre choc moderniste et chic éternel, Hey Clockface rappelle combien Elvis Costello, artiste relativement sous-estimé, voire un peu oublié depuis une vingtaine d’années, reste immense.
Deux ans seulement se sont écoulés depuis l’opulent Look Now et le fait de pouvoir déjà retrouver Elvis Costello avec un nouvel album semble confirmer un retour en forme, au moins physique, après les problèmes de santé des années 2010. Et ce d’autant que Hey Clockface, album apatride (enregistré à New York, Helsinki et même Paris, mixé à Los Angeles !) mais regardant sans baisser les yeux le monde de 2020, renoue avec le goût pour l’expérimentation, ou au moins pour l’aventure, qui s’empare régulièrement d’Elvis. Entre poussées de colère, pour des motifs politiques évidents, constructions sonores inhabituelles, voire déroutantes qui surprendront même les fans les plus aguerris, et sublimes chansons jazzy à haute teneur émotionnelle, Hey Clockface s’apparente à un étrange voyage entre un passé fondateur et un présent où tout est possible, ou encore entre déséquilibre angoissant et classicisme rassurant.
« Cold as stone, hard as winter / She turned to me and this she said / « Kiss me once and you’ll remember / Lay with me ’til we’re both dead » » (Froide comme la pierre, dure comme l’hiver / Elle s’est tournée vers moi et elle a dit / « Embrasse-moi une fois et tu te rappelleras / Allonge-toi avec moi jusqu’à ce que nous soyons tous les deux morts ») : Revolution #49 est la plus étonnante des introductions – un texte récité sur une étrange mélopée arabisante, qui fait littéralement froid dans le dos – de toute la longue discographie de Costello.
« I got no religion, I got no philosophy / Got a head full of ideas and words that don’t seem to belong to me / You may be joking but I don’t get the gag / I sense no future but time seems to drag » (Je n’ai pas de religion, je n’ai pas de philosophie / J’ai la tête pleine d’idées et de mots qui ne semblent pas m’appartenir / Vous avez l’air de plaisanter mais je ne comprends pas / Je me ne sens aucun avenir, mais le temps ne semble pas avancer) No Flag est l’un morceaux les plus étranges de l’album, mais sa construction littéralement déviante – et pourtant indiscutablement accrocheuse – supporte un chant d’une rage folle, comme on n’a plus entendu Costello depuis très longtemps : le monde va-t-il si mal ? Ou bien est-ce lui ? Est-ce nous ?
They’re Not Laughing At Me Now confirme qu’une étrange maladie contamine le « crooning » d’Elvis : cette chanson aurait pu être, sur un album précédent, une ballade sans histoire, mais elle se trouve comme blessée ici de dissonances légères, qui l’emmène vers un indiscutable malaise. Et ce n’est pas Newspaper Pane qui suit qui nous réconfortera, puisque le chant de Costello se révèle curieusement atone sur une mélodie qui aurait pu devenir un mini-tube jazzy et swinguant, et qui devient un tourbillon menaçant qui se délite sans prévenir : « Look at that child bride and her ideal bouquet / Boys, pick up a rifle / That’s too much to pay / Count out her teardrops / Wipe them away… » ( ). La munificence de I Do (Zula’z Song) vient nous réconforter un temps, mais ressemble bien à une fausse promesse de félicité, puisque cette beauté frémissante, intemporelle introduit le terrible We Are Cowards Now : en forme de règlement de comptes impitoyable qui rappellerait la méchanceté de Armed Forces si le désespoir n’était pas plus prégnant, c’est une protest song moderne, avec sa pique anti-Trump (« At least the Emperor Nero had an ear for music / But that’s history » – -), mais surtout son constat accablé d’une époque en forme de démission morale générale : « The emptiness of arms / The openness of thighs / The pornography of bullets / The promises and prizes can’t disguise / We are all cowards now » (Les mains vides / Les cuisses ouvertes / La pornographie des balles / Les promesses et les récompenses ne peuvent pas se déguiser / Que nous sommes tous des lâches maintenant).
Et l’album continue ainsi, ressemblant parfois à un dernier tour de piste d’un vieil amuseur tour à tour fatigué (Hey Clockface / How Can You Face Me ?) et reprenant du poil de la bête (Hetty O’Hara Confidential et son human beatbox et son phrasé hip hop). Pour se redresser aussitôt grâce à des moments de sombre désespoir (Radio Everything, un autre morceau parlé…) ou au contraire de splendeur lumineuse : The Whirlwind, The Last Confession of Vivian Whip, ou le superlatif What Is It that I need That I don’t Already Have ? sont de pures merveilles, qui renvoient aux meilleures chansons intimes, bouleversantes du grand Costello d’hier, avec des arrangements plus que mélancoliques, réellement tragiques, de cuivres ou de cordes…
Dans la toute dernière ligne droite de Hey Clockface, Costello semble retrouver in extremis un certain équilibre, ou en tous cas ses marques dans ces formes musicales plus « classiques » qu’il semble chérir depuis deux ou trois décennies : il en va ainsi du jazz joueur de I Can’t Say Her Name ou plus encore de la chanson « américaine » classique, comme le somptueux Byline qui clôt l’album en forme de réconciliation, ou peut-être… d’adieu : « It’s a thought that we shared, a careless phrase / A curse or a joke, some words of praise / But I didn’t write / Did you wonder why? / It was the easiest way to say « Goodbye » / You’ll see my photo beside the article / « That’s just some guy I used to know / I was never his / He was always mine / But I wrote him off by line by line » » (C’est une pensée que nous avons partagée, une phrase imprudente / Une malédiction ou une plaisanterie, quelques mots de félicitations / Mais je n’ai pas écrit / Vous êtes-vous demandé pourquoi? / C’était le moyen le plus simple de dire « Au revoir » / Vous verrez ma photo à côté de l’article / « C’est juste un type que je connaissais / Je n’ai jamais été à lui / Il a toujours été à moi / Mais je l’ai effacé ligne après ligne »). De la part d’un parolier (presqu’un écrivain) aussi émérite, aussi virtuose qu’Elvis Costello, c’est là une conclusion d’album particulièrement forte, bouleversante même.
Et si Hey Clockface était, enfin, ce chef d’œuvre tardif que nous attendions d’un Costello jadis immense ? Il est bien trop tôt pour le dire : une dizaine d’écoutes ne suffit jamais à circonscrire un album d’Elvis. On en reparlera dans quelques mois, mais en tout cas, ce noir capharnaüm, percé de trouées saisissantes de beauté nous va parfaitement bien en bande-son de cette année 2020 de cauchemar.
Eric Debarnot