Connaissez-vous la « BD buissonnière » ? Non, et bien, prenez le risque de passer trois jours à Chamounieix avec Georges, commercial dont la voiture est en panne, « protagoniste ordinaire » de Passe misère, qui nous rappelle sans nous donner aucune leçon ce qu’est la… liberté.
Quand nous étions enfants, enfin, surtout pour ceux d’entre nous qui vivions à la campagne, il y avait une pratique délicieuse, quasi disparue aujourd’hui : « faire l’école buissonnière ». Ne pas aller à l’école le matin, et à l’insu de nos parents, et donc du monde entier, passer toute une journée à arpenter buissons, fossés, prés et bois environnants, à humer l’air d’une liberté plus enivrante que jamais parce que nous la volions aux lois et aux règles, mais aussi à la morne répétition du quotidien.
Il existe aussi ce que l’on peut qualifier de cinéma « buissonnier », un cinéma – rare, et lui aussi en voie de disparition – qui n’essaie pas de se parer des beaux atours du « cinéma d’auteur », mais propose souvent un regard généreux sur l’existence sans s’encombrer de scénario bouclé ni, mieux encore, du moindre message à faire passer à ses spectateurs : juste le bonheur d’une parenthèse sans queue ni tête ou presque, de quelques instants dérobés « à l’ordre des choses ». Jean-François Stévenin, acteur notable et réalisateur bien plus notable encore, nous offrit en 1978 avec son formidable Passe montagne un exemple parfait de cette approche « oblique » : ce film rencontra difficilement les faveurs du grand public, mais toucha profondément le cœur de bien des amoureux de la vie, et c’était bien là le but recherché.
Cette longue introduction pour parler de Passe misère, le nouveau livre de Pierre Maurel, auteur se consacrant largement à des BDs à la fois légères, drôles et concernées par une réalité sociale peu souvent traitée par le 9è Art : car Passe misère reprend in extenso le principe du film de Stévenin, avec cette panne de voiture fortuite qui va condamner son conducteur à passer quelques jours dans une bourgade « ordinaire », piloté par le garagiste qui s’occupe de réparer son auto. Loin du Jura de Passe montagne, la micro-odyssée de Georges, commercial sillonnant les routes françaises et forcé de rester trois jours au même endroit, a pour cadre Chamounieix, petite ville (presque) imaginaire de Dordogne : inspiré par sa résidence à Coulounieix-Chamier, Maurel a donc choisi pour sa « BD-buissonnière » de nous raconter trois jours dans une bourgade de province plutôt anonyme, si ce n’est que flotte au-dessus d’elle la lourde menace de la pollution industrielle d’une usine de produits chimiques.
Georges va rencontrer une petite galerie de personnages ordinaires ou farfelus, qui le toucheront, l’amuseront, l’irriteront, le séduiront. Il va s’ennuyer bien sûr, squattant faute de moyens dans un appartement abandonné, mais il va picoler (pas mal) et manger (beaucoup), puisqu’on est en France. Sa route croisera aussi celle d’un mouton qu’il sauvera (spoiler grave, désolé) de l’Aïd, et il lui arrivera bien des aventures trépidantes (se faire aussi arroser de caca par des hirondelles, conduire une vieille 2CV bourré après avoir reçu « l’immunisation » de la police, etc.). Il repartira, sa voiture remise en état, sans avoir rencontré le grand amour ni la grande amitié, parce qu’on n’est pas au… cinéma ici, et que Pierre Maurel n’écrit pas des BDs pour que nous nous sentions mieux après (« feel good comics » ?) : il nous rappelle juste en une cinquante de pages chaleureuses et (faussement) simples ce qu’est la vie, la vraie, celle qu’on ne regarde vraiment que lorsqu’on s’affranchit, même seulement quelques jours, des contraintes artificielles que la société nous impose, ou que nous nous imposons nous-mêmes.
Passe misère rencontrera certainement difficilement un gros succès public, mais gageons qu’il touchera profondément le cœur de certains amoureux de la vie. Et que c’est là tout ce que recherche Pierre Maurel, un ami qui nous veut du bien.
Eric Debarnot