Dans cette dystopie sombre, l’architecte Anna Mill met son talent au service d’un propos fort et d’une interrogation sur notre réalité urbaine dans un monde digital où personne ne gère véritablement notre environnement.
Fin Ueda-Soto était, hier encore, une brillante chef d’entreprise, une programmatrice de génie et la créatrice de Corvis. Corvis, c’est une application révolutionnaire qui « fonctionne comme une interface entre l’espace de visualisation et le cerveau » en insérant des objets imaginaires et persistants dans le monde réel. Le monde était à ses pieds. Or, son monde semble s’être écroulé. Elle a tout perdu, à commencer par la mémoire. Pourquoi ? Une inconnue occupe son appartement. Elle a été comme effacée… L’univers du luxe lui est désormais interdit. Pour la première fois, Fin découvre l’envers du décor, la misère, la précarité et la mort. Lui aurait-on menti ?
Le propos n’est pas nouveau. Les grands anciens, John Brunner, Philip K. Dick ou William Gibson, ont posé les bases des dystopies technologiques, des mondes pervers, hostiles et paranoïaques. Depuis, les auteurs modernes y ont inséré Internet, les réseaux sociaux et la réalité augmentée.
En 2010, les Britanniques Anna Mill et Luke Jones sont finalistes du prix de la nouvelle graphique d’Observer/Cape Graphique. Neuf ans plus tard, la petite histoire s’est muée en un album de 250 pages réalisé au crayon et au pastel.
Le scénario de Luke Jones ne brille guère par son originalité. Sa société est totalitaire et inégalitaire. La connexion permanente crée une addiction et engendre une perte de repères, une confusion entre les mondes réel et virtuel. La narration est volontairement ténébreuse. Les personnages semblent perdus. Les adversaires manquent d’épaisseur et les enjeux de la quête de Fin décevront les amateurs de thriller.
L’intérêt de ce magnifique album est ailleurs. Il réside dans son extraordinaire graphisme. Anna Mill est architecte, son trait est précis, ses perspectives parfaites et ses décors fourmillent de détails réalistes. Mais, elle est aussi artiste et parvient à dessiner l’indicible : une vision brouillée, des réalités confuses ou juxtaposées. Elle joue avec les couleurs, monochromes ou polychromes, la composition de ses pages, les points de vue, les transparences, la taille des cases et la couleur des fonds. Le monde « réel » des exclus est gris, il est sale, dangereux et menacé. Seuls les heureux connectés ont accès à la fête permanente et à la société de consommation. Tant pis pour les autres, les petits, les recalés. Dans le monde de la réalité augmentée, la fraternité et la compassion ont été frappées d’obsolescence. « Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres. »
Stéphane de Boysson