Rentrer chez soi, plus facile à dire qu’à faire quand on est juif. En questionnant cette idée de plus en plus pertinente en notre époque de migrations massives, Sfar dépasse avec le dixième tome du Chat du Rabbin la simple (?) « question juive », et poursuit son entreprise, de salut public, consistant à dévoiler l’hypocrisie et la bêtise de l’intolérance.
« Rentrez chez vous ! », est sans doute la phrase, sous quelle que forme que ce soit, la plus prononcée en notre époque d’intolérance aigue, par les plus racistes d’entre nous – mais pas que… – à destination de tous ceux qu’on estime « en masse » qu’ils ne sont pas chez eux chez nous. Intituler ainsi le 10ème tome de sa fresque politico-religieuse (et humoristique), le Chat du Rabbin, permet à Joann Sfar de se positionner clairement du côté des victimes, et d’en rire avec eux. De bien montrer que ce goût immodéré – qui explose en ce moment en Europe – pour l’exclusion des autres, qu’ils soient immigrés, réfugiés, ou, bien entendu, homosexuel(le)s fait directement écho à un discours antisémite qui a déjà conduit le monde à la catastrophe.
C’est là une chose sérieuse, mais on l’a déjà dit, et on le sait depuis neuf tomes de la saga du chat bavard, Sfar préfère en rire plutôt que donner des leçons, que ce soit de morale comme de politique. La première partie de son Rentrez chez vous ! pullule littéralement d’excellentes plaisanteries, pour la plupart dus à notre inénarrable chat athée, largement sceptique quand il s’agit de l’humanité, et toujours prêt à tourner en dérision les idées bien affirmées des croyants et fanatiques de tout poil :
« L’assimilation, c’est quand on se met à vivre comme tout le monde », déplore, péremptoire le « rabbin du rabbin » adepte du judaïsme traditionnel. « Oui, j’imagine que c’est affreux. » renchérit le chat. « Exactement », exulte le rabbin. « Non. Je rigolais. » répond le chat
Car, pour Sfar, moquer le sentiment du « peuple élu » de… l’être, c’est bien entendu tourner en ridicule la haine que les autres peuples lui vouent. Et c’est là le meilleur de Rentrez chez vous !, bien entendu, même si le vrai propos de Sfar est de nous montrer que, pour la plupart de ceux qu’on veut « renvoyer chez eux » de manière plus ou moins forcée, ce « chez nous » n’existe pas, voire même n’a jamais existé. Dans le cas de la famille juive de Sfar, le rêve de la Terre Sainte comme patrie accueillante pour les juifs du monde n’est que ça, un rêve, un fantasme, pire… un mensonge. Et chaque personnage de raconter sa désillusion quant à un Israël qu’il a visité et qui s’est avéré bien loin de ce que l’il imaginait. Évidemment, ces récits de désillusion sont finalement plus tragiques que drôles, car la question qui se pose à ces futurs migrants est simple : « Puisqu’on veut absolument nous mettre à la porte de l’Algérie, ce pays qui est le nôtre et que nous aimons, et puisqu’Israël n’est pas une alternative, où donc aller ? »
Et le livre, un peu trop long, avec ses 96 pages, de se terminer dans le futur de l’histoire du Chat du Rabbin, de nos jours ou presque, et en France. La divine Zlabya a grossi, son mari s’est racorni en vieillissant et a perdu de sa superbe. Seul le chat, mystérieusement, est resté égal à lui-même : c’est un prodige, mais, comme s’il y a bien un droit que peut s’accorder un (grand) auteur BD, c’est bien de rendre son chat éternel !
La saga du Chat du Rabbin aurait pu, aurait sans doute dû se terminer là, tant la boucle est bouclée (et puis ses détracteurs, de plus en plus nombreux semble-t-il, peut-être parce que le libre-penseur ironique qu’est Sfar dérange aussi de plus en plus, diront que ses ressorts sont tous usés…). Mais il y a maintenant l’enfant, le petit Alleluia (!), qui peut poursuit l’aventure familiale. Que va-t-il lui arriver, à lui qui n’arrive même pas à faire des ricochets sur la Méditerranée polie de Nice, dans une France qui n’est pas bien plus aimable, il faut l’admettre ?
Eh bien, nous devrons attendre le tome 11 pour le savoir.
Eric Debarnot