Stillness, quatrième album de l’extraordinaire Laetitia Shériff, est peut-être bien l’un des sommets « Rock » de 2020. Entre colère et introspection, beauté lyrique et guitares bruyantes, un indiscutable accomplissement.
Laetitia Shériff est une superbe anomalie au milieu de la scène Rock française. C’est d’abord quelqu’un dont (trop) peu de gens ont entendu parler, et qu’encore moins (malheureusement) ont écouté (On peut d’ailleurs rejeter la faute sur elle, Laetitia, dont le dernier album, Pandemonium, Solace and Stars, remonte à plus de 5 ans déjà !), mais c’est une artiste que chaque personne qui l’a écoutée porte aux nues ! C’est aussi quelqu’un qu’on compare abondamment à tout ce qui se fait (et qui s’est fait) de mieux dans le Rock intelligent, féminin ou non : une lecture rapide des articles qui lui sont consacrés impressionne, puisque Laetitia rappelle indifféremment et à la fois Patti Smith, PJ Harvey, Kate Bush, Mazzy Star, Sonic Youth, Oh Sees, les Breeders, on en passe et des meilleur(e)s !
Il faut donc bien admettre que, après près de 20 ans de carrière, Laetitia Shériff en a sans doute plus qu’assez d’entendre autant de compliments sur ses albums, et de comparaisons élogieuses, sans avoir pu atteindre pour autant la célébrité globale qu’elle mérite. Et pourtant, on ne voit pas très bien comment Stillness pourra changer la donne : l’écouter, c’est l’aimer, comme disait l’autre. Et d’un autre côté, on sait très bien que ce genre de musique, à la fois brillante, violente, rêveuse, explosive, introvertie, passionnée, humble, et digne de tout un tas d’autres qualificatifs aussi variés et peu compatibles, a de moins en moins de chance d’atteindre le grand public, qui a perdu l’habitude d’être bousculé émotionnellement de cette manière…
Alors, pour les « happy fews » qui savent apprécier la musique quand elle est aussi exceptionnelle, passons à une revue de détail de Stillness. People Rise Up a un titre rappelant, justement, les exhortations à la prise de pouvoir par le peuple de la grande Patti, mais s’avère une subtile montée en intensité, d’une intro acoustique vers un tourbillon vertigineux digne du meilleur Rock new yorkais bruitiste : d’emblée, on explose les limites de notre hexagone souvent trop attaché au format « chanson » pour vraiment faire du Rock. A Stirring World fait immédiatement redescendre la tension pour nous transmettre un message plus mesuré, mettant en avant le talent de Shériff pour construire des atmosphères tour à tour lourdes, troublantes, et sereines. We Are You, très accrocheur, a tout de l’incantation lyrique à la mélodie ensorcelante, tandis que Deal With This monte encore d’un cran, avec une élégance pop rare : quand le final, imparable, s’élève vers les cieux, on se dit que l’on tient là le premier classique absolu de Stillness. Mais Pamper Yourself, tout en intimisme et en douceur, merveilleusement chanté, nous bluffe encore plus, si c’est possible. On est arrivé à la fin de la première face, et on sait qu’on a entre les mains une sacrée merveille.
C’est, logiquement, le fracas des guitares qui relance la machine : Sign of Shirking est un petit brûlot, un concentré de rage, le genre de morceau déchiré qui ravive, on ne se refait pas, la nostalgie des débuts de PJ Harvey. Go to Big Sur, avec sa référence californienne, son synthé bourdonnant, sa mélodie vaporeuse splendide, et sa mélancolie envahissante est un coup de cœur immédiat : la preuve, si besoin en était, que la musique de Laetitia Shériff atteint désormais les sommets. Et nous devient indispensable. Outside débute dans une sorte de fausse insignifiance, après la Beauté absolue de Go to Big Sur, mais nous surprend en décollant avec insolence à mi-parcours : une chanson que l’on qualifiera, entre roulements de batteries et guitares de plus en plus urgentes, de parfaitement déterminée ! On aurait peut-être juste souhaité qu’il continue son ascension et dure le double du temps qui lui est imparti. Stupid March est le morceau le plus lourd de l’album, même si les « la la la » de Laetitia le préserve d’une radicalité trop simpliste, tout le colorant d’une combattivité contagieuse. Et cet album proche de la perfection se clôt sur un Ashamed introspectif, cuivré, revenant sur tous les doutes, toutes les craintes qui nous assaillent forcément en cette foutue année 2020 de toutes les horreurs.
Une conclusion lourde de sens pour un disque qui a finalement passé en revue bien des genres musicaux et, loin de la tranquillité, de l’immobilisme prôné par son titre, bien des attitudes individuelles ou collectives de notre génération. Un disque, miroir de notre époque, et, n’ayons pas peur de le répéter, à l’évidence magistrale.
Eric Debarnot