Voila 25 ans qu’Elysian Fields, ce duo constitué de la divine Jennifer Charles et du discret mais indispensable guitariste Oren Bloedow, nous transporte dans leur univers racé et singulier. A la faveur de la sortie de leur 12e album, le sublime Transience Of Life, une œuvre majeure de leur discographie et étape importante de l’année 2020, ils remontent le chemin de leur voyage intérieur et musical sans jamais laisser le mystère se diluer totalement. Rencontre donc…
« Regarder notre discographie, c’est comme regarder un album de photos de voyages que vous avez faits… »
Le duo que vous formez avec Oren Bloedow, Elysian Fields, fête ses 25 années d’existence, Transience Of Life est le 12e album du groupe. En revenant sur le passé du groupe, que vous inspire cette discographie à cet instant de votre carrière ?
Oren Bloedow : Avant d’être musicien, je suis tout d’abord et avant tout un fan de musique, je butine, je suis en quelque sorte une espèce de papillon de nuit musical, je passe beaucoup de temps à flâner autour des points de lumière qui m’attirent dans l’histoire de mon artiste préféré, des points lumineux où tout semble se rejoindre. Comme Blonde On Blonde, de Bob Dylan par exemple, qui me semble constituer un point de convergence dans sa discographie. Quand je parcours notre catalogue, j’écoute les mêmes choses, des moments où les éléments se combinent d’une manière qui m’affecte. Je ne me lasse jamais d’obtenir ces effets. C’est là tout le but de ma démarche musicale. De la même manière, j’imagine, qu’un papillon de nuit ne se lasse pas de la lumière.
Jennifer Charles : Pour moi, en regardant en arrière, c’est exactement ça. C’est comme regarder un album de photos de voyages que vous avez faits. C’est bien de se souvenir de tous les voyages mais on reste insatiable et on attend avec impatience la prochaine destination.
Si je vous dis Jim Findlay ?
Jennifer Charles : Avec Jim, on s’est rencontrés pour la première fois il y a environ 12 ans, lorsque j’ai joué le rôle d’Emily Dickinson dans un spectacle intitulé Lightning at Our Feet, qui a été joué à l’Académie de musique de Brooklyn (dans le cadre du festival Next Wave). Jim assurait la scénographie du spectacle. Quelques années plus tard, il travaillait sur une de ses propres pièces de théâtre et il voulait que j’y participe. La pièce s’intitulait Dream of the Red Chamber et il m’a choisi pour incarner la déesse de la désillusion. Ensuite, il nous a recrutés, Oren et moi, pour composer la musique de la production. Nous l’avons fait et nous avons eu beaucoup de plaisir à le faire. C’était une pièce de théâtre immersive absolument passionnante où le public était invité à s’endormir et à rêver sur des lits dans l’espace tandis que la pièce de théâtre était jouée toute la journée et toute la nuit autour de lui. Oren et moi voulions développer ce que nous avons fait pour Jim en développant encore plus de musique inspirée de Dream of the Red Chamber, ce qui a été finalement l’intention de départ de ce nouveau disque. Quoi qu’il en soit, Jim est une force créative et originale incroyable dans le domaine des arts et c’est toujours cool de travailler avec lui. Il pense en dehors des sentiers battus. C’est ce qui nous relie totalement à lui !
Pour ce nouvel album d’Elysian Fields, Transience Of Life, vous vous inspirez de Dream of the Red Chamber, l’œuvre du poète chinois Cáo Xuěqín. Par-delà les différences culturelles, qu’avez-vous trouvé de commun entre cet auteur du 18ème siècle et vos propres questionnements ?
Oren Bloedow : Le monde de Cao Xueqin est plein de choses très tangibles, de richesse et de prestige, de plaisirs sensuels, de coups, de drames domestiques mais il contient aussi en lui presque paradoxalement le domaine intangible de la poésie, de l’amour, de la perte et de la mort. C’est le lieu de rencontre de ces mondes, la douleur de vivre si intensément dans le monde temporel même si cette force de vivre vous glisse entre les doigts, c’est une vision totalement universelle. On peut aussi bien l’appeler Duende, Saudade, Blues, cela n’a plus finalement tant que cela d’importance car ce qui nous constitue est universel.
Ce n’est pas la première fois que vous adaptez des textes anciens, déjà avec La Mar Enfortuna sorti sur le label de John Zorn, Tzadik Records, vous adaptiez des textes sépharades. A l’époque Oren Bloedow disait cela : « Ce sont des chants traditionnels dont la plupart ont été transmis par la tradition orale, du 11ème au 15ème siècle. Quand vous entendez des interprétations de musique vraiment ancienne, une grande partie est vraiment liturgique et nous voulions la ramener à la tierra – ce sont des chants d’errance, des gens qui chantent sur le fait d’être déplacé, sur l’amour, la perte, le haschisch. Nous voulions vraiment en arriver à cela et à l’esprit de cela. Nous voulions créer un lien entre la diaspora séfarade ; ces chants sont peut-être issus de cultures différentes mais ils sont tous liés. Nous voulions aussi leur apporter de la nouveauté et de la pertinence. Nous nous sommes donc demandé ce qui se passe quand on ajoute l’esprit rock’n’roll d’aujourd’hui. »
Créer pour vous c’est reconstruire des connections entre les cultures ?
Jennifer Charles : En fait, cette citation est de moi ! Pour moi, la création, c’est la possibilité d’une connexion. Exploiter la force de vie universelle. Nous sommes tous connectés et lorsque nous pouvons nous voir reflétés à travers l’histoire, à travers les différents visages de la culture, nous pourrions gagner en empathie et en compréhension, ou du moins ne pas nous sentir si seuls. Le mot « culture » vient du latin colere, qui signifie « prendre soin de la terre« , « cultiver« , « grandir » et « nourrir« . Lorsque nous fusionnons ces liens culturels, nous cultivons une nouvelle terre, peut-être en retournant le sol.
« Nous sommes dans une crise profonde, nous luttons pour notre vie ici et pour l’avenir de ce lieu imparfait mais formidable »
La culture cela a toujours été un métissage de différentes cultures. Remettre ce message au centre de la création, cela vous semble-t-il plus urgent que jamais sous l’ère Trump ? (interview réalisée avant les élections américaines)
Oren Bloedow : Oui, bien sûr ! Il est difficile de sonder les courants fascistes qui sont si douloureusement visibles de nos jours. Et c’est plus que le multiculturalisme qui est en jeu. C’est une guerre contre la nature, une guerre contre l’individu dans son état fondamental et vulnérable, une guerre pour placer les symboles au-dessus de la réalité, pour placer le capital et l’autorité au-dessus de l’expérience humaine collective.
D’ailleurs quel regard portez-vous sur l’Amérique de cette crise Covid et pré-électorale ?
Jennifer Charles : Nous sommes dans une crise profonde, nous luttons pour notre vie ici et pour l’avenir de ce lieu imparfait mais formidable. Comme toujours, ce sont les personnes marginalisées qui souffrent le plus. La plupart des jours, je suis au téléphone pour appeler différents États, ou pour essayer une autre action, pour essayer de mobiliser les gens à voter, à ne pas abandonner et à remettre si facilement les clés à ce régime maléfique qui joue avec toutes nos vies, et qui fait rire le reste du monde. Je pense à l’histoire tous les jours, à l’histoire du monde. Des empires construits, perdus, effondrés. Où en sommes-nous ? Nous avons besoin d’une renaissance. Nous avons besoin d’une période dorée pour le monde où nous nous considérons les uns les autres, notre planète qui souffre, et nous devons changer.
Jennifer dit considérer vos albums comme des entités complètes, unifiées. Quelle serait la clé de l’entité que constitue Transience Of Life ?
Oren Bloedow : Je pense que c’est juste là, dans ces trois mots ! Ensuite, c’est une question d’humeur, de ton. Nous avons ces outils, la mélodie, les accords, etc. L’idée est d’éclairer la scène pour que vous ayez l’impression d’être dans un endroit spécial et magique. Et idéalement, vous pouvez y rester tout le temps ; il y a assez de variété pour que cela reste intéressant, mais le charme reste intact, comme un album de Skip James.
« Rennes et Bordeaux sont de grandes villes de musique, chacune d’entre elles ayant une sorte de crudité et de cran que l’on peut ressentir dans des endroits tels que le club Ubu et le Krakatoa. »
Sur votre page Wikipédia, il est noté que vous avez étudié le chant indien. Sur Transience Of Life, votre manière de chanter évolue encore apportant par petites touches une notion presque subliminale d’orientalisme ceci appuyé par l’apport du Piri joué par Gamin Kang. Qu’en pensez-vous ?
Jennifer Charles : Il est intéressant de noter que très peu de parties de Piri ont été enregistrés. Finalement, nous avons découvert que les voix et les sons que nous recherchions pouvaient être joués principalement par Oren et Thomas Bartlett. Et pour mon chant, je voulais aussi penser à ces voix, en imaginant souvent ce qu’un autre instrument pourrait faire et en essayant d’imiter cet esprit. Je voulais surtout entrer dans les textes, et ensuite laisser ma voix parler dans cette voix, comme j’approche un personnage quand je fais un travail d’acteur.
En France dans les années 70 et 80, on parlait de villes avec des scènes musicales fortes et un son propre à chaque ville, on parlait de Rennes ou de Bordeaux. Vous, vous êtes originaire de New York. Par-delà le clivage des genres comment qualifieriez-vous le son de New York ?
Oren Bloedow : Vous avez raison, Rennes et Bordeaux sont de grandes villes de musique, chacune d’entre elles ayant une sorte de crudité et de cran que l’on peut ressentir dans des endroits tels que le club Ubu et le Krakatoa. New York a aussi ce grain de sable. Les anciens l’ont, une sorte de dureté, non pas méchante, mais sage. Et puis un gamin arrive et il a faim de tout ça, et avant que vous ne puissiez l’en dissuader, il cherche à tout bousculer car il se croit le plus malin face aux anciens dont il s’inspire pourtant, un cycle de vie en somme ! (Rires)
Elysian Fields est un groupe qui a toujours cherché à mélanger les genres musicaux, le Jazz, le Blues et le Rock à l’image de la Kinitting Factory, ce club de New York qui vous a vu tenter vos premières expériences musicales. Quels souvenirs conservez-vous de cette période ?
Oren Bloedow : Oui, tout vient du blues de toute façon, c’est vrai. Je me souviens très bien d’avoir rendu visite à Jennifer à son travail quand elle était barman le lundi soir et que Charles Gayle y jouait. J’ai vu de nombreux membres de la communauté du Jazz d’avant-garde comme Fred Hopkins. La Knitting Factory a offert une scène ouverte à tous ces musiciens du coin mais il y avait déjà cette envie qui diffusait dans l’East Village et le Lower East Side. Je pouvais tourner sur la 10e rue, entendre les vibrations de Gunther Hampel, passer devant le Tompkins Square Park et voir Elliott Sharp et Henry Threadgill, revenir devant la fenêtre de Hampel et il s’entraînait à la clarinette basse, aller dîner à Takahashi et voir Anthony Coleman, John Zorn, Zeena Parkins et bien d’autres.
Vous êtes apparenté à la grande famille créatrice qui entoure John Zorn, Mike Patton, Marc Ribot. Ce qui est moins connu, c’est qu’Oren Bloedow s’est fait connaître par sa participation aux Lounge Lizards de John Lurie mais aussi que vous avez côtoyé Jeff Buckley. Qu’avez-vous conservé de ces rencontres dans votre musique ?
Oren Bloedow : John Lurie a nommé son label Strange And Beautiful et c’est ce qu’il a défendu, une musique qui vous transporte dans un endroit spécial. Et puis ma collaboration aux Lounge Lizards a été une expérience de concert complète. Donc, j’ai intériorisé une grande partie de la façon dont John pensait à ce qu’un concert devait être, le genre d’histoire ou de trajectoire qu’il devait avoir.
Jennifer Charles : Nous avons eu la chance de travailler et d’apparaître en même temps que de nombreuses personnes intéressantes de la scène musicale de New York, y compris toutes celles que vous avez mentionnées. Les Lounge Lizards ont été très influents pour moi, comme John Lurie l’a toujours été pour l’esprit. Il a compris le pouvoir de la transe, cet accident qui peut arriver par exemple dans la musique gnawa, comment créer de la musique qui puisse devenir un lieu où les gens peuvent enfin se perdre, se libérer.
« Jeff Buckley était un créateur de musique et un créateur de créatures exquises. »
Pour ce qui est de Jeff Buckley, il avait les épaules et plus encore. C’était un créateur de musique et un créateur de créatures exquises. Tout cela est maintenant si loin, qu’on se sent comme un chat, se souvenant dans un rêve de chat de l’une de ses neuf vies. Je crois que lorsque vous avez eu une relation intime avec quelqu’un (comme la mienne l’a été avec Jeff), elle s’imprime dans votre âme. Heureusement pour le monde, il y a encore sa musique et sa voix à écouter. Mais quand quelqu’un quitte ce monde trop tôt, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur toutes les possibilités de création et d’expérience manquées. Nous étions alors tous tellement empêtrés, nous les amis, les musiciens, les amoureux. Certains souvenirs restent douloureux, mais je lui suis tellement reconnaissante pour toute cette beauté qu’il nous a offert. J’aime à penser que tout cela s’intériorise et finit par se retrouver dans la musique sous une forme cellulaire ou une autre.
Quel serait le pire cliché sur Elysian Fields selon vous ?
Jennifer Charles : Les clichés ne m’intéressent pas assez pour en générer un. J’imagine qu’il y a toutes sortes de malentendus sur Elysian Fields. Tout comme il y a des malentendus entre les gens. Comme pour la plupart des choses, les gens qui vont en profondeur, sont récompensés. Les gens qui ne font qu’effleurer une surface resteront toujours à la surface, et n’entreront pas à l’intérieur, là où les choses sont effrayantes et belles.
Comment définiriez-vous ce terme de Rock Noir que l’on donne souvent à votre musique ?
Jennifer Charles : Je ne me sens pas très à l’aise pour donner un terme au genre de musique que nous faisons. Un terme vous limite, et je n’ai jamais voulu être limité. Mais je suppose que cela signifie que nous avons un penchant pour aller dans des endroits inexplorés, au fond, et je suis d’accord avec cela. Mais ce n’est pas un lieu de malheur, c’est aussi un lieu de lumière. On a besoin de lumière pour avoir des ombres, n’est-ce pas ? Je veux tenir notre mortalité dans mes mains, la regarder dans les yeux, la toucher. Puis je veux aller au-delà, dans les royaumes les plus profonds. N’est-ce pas ce que vous voulez ?
Dans votre rapport à la sensualité, il y a quelque chose qui m’a toujours rappelé Serge Gainsbourg pour ce jeu entre innocence, poésie et profondeur ? Qu’en pensez-vous ?
Jennifer Charles : C’est un beau compliment, merci. J’adore bien sûr Serge Gainsbourg. Je pense que comme beaucoup de grands artistes, il a compris cette danse délicate, et que nous devons nous souvenir de cette innocence enfantine de notre arrivée ici, car les contradictions sont toutes si absurdes et si belles, et quand on amène cette sensibilité à un puits profond, la poésie peut arriver.
Thomas Bartlett est devenu au fur et à mesure des années un de vos collaborateurs les plus fidèles. Quelle place occupe -t-il dans la composition des chansons ?
Oren Bloedow : Eh bien, Thomas est un animal très sensuel, donc il va toujours faire en sorte que la musique se sente mieux. Parfois c’est avec une partie de piano spacieuse et mesurée ou un rythme programmé, parfois c’est avec des accords ou un thème musical. Nous travaillons tous ensemble depuis si longtemps qu’il est facile pour chacun d’entre nous d’entendre où nous pouvons apporter notre contribution.
« Pour composer Il faut savoir s’abandonner et perdre pied »
Quel est votre processus de composition ? Arrivez-vous en studio avec des structures très élaborées ou au contraire expérimentez-vous en studio ?
Jennifer Charles : Tout est en général composé avant d’entrer en studio. Cela ne nous empêche pas d’expérimenter en studio et quelque chose peut faire pousser des cornes ou se transformer en une autre sorte d’animal à force de l’approcher et de l’exciter. Mais cela dépend de la composition particulière et de ce qu’elle demande.
Vous dites que faire un disque vous met toujours vous et Oren dans un état de vulnérabilité. Comment se définit-il et pourquoi vous faut-il être dans cet état pour composer ?
Jennifer Charles : Pour créer et composer, il faut savoir se rendre vulnérable pour atteindre un endroit tendre même s’il est fait de piques comme une rose et qu’il peut vous mordre. Il faut savoir s’abandonner et perdre pied. Quand on collabore, c’est du donnant-donnant. Il faut d’abord écouter. Tout comme les créatures de la nature écoutent avant de faire quoi que ce soit.
Transience Of Life est sorti le 4 septembre 2020 chez Microcultures Records/Kuroneko. Fort à parier qu’on le retrouvera dans le top de fin d’année des meilleurs disques de 2020.
Merci au groupe, Jennifer Charles et Oren Bloedow et à Nicolas Favier pour la mise en contact.