Avec cette fable animalière confinant au mystique, Jérémie Moreau trouve refuge chez un éditeur singulier et intrépide qui ne fait pas les choses à moitié, en l’occurrence les Editions 2024. Le flacon est splendide, ça fleure bon l’alambic, mais qu’en est-il de l’ivresse ?
Jérémie Moreau est décidément un auteur à suivre car il sait se renouveler. C’est un artiste qui cherche, explore, trouve souvent… On sent le gars généreux, plein d’audace, qui a des choses à dire et à faire voir, et surtout, qui ne s’assoie pas sur le succès. Rien que pour cette raison, avec Le Discours de la panthère, l’ami Moreau confirme tout le bien qu’on pensait de lui et s’impose comme un artiste incontournable. C’est finalement assez rare pour être souligné me semble-t-il.
Ce nouvel essai est, une fois encore, marqué d’emblée par un changement de style graphique tout à fait saisissant. Même si l’on retrouve par moments ce goût pour les fonds texturés qui avaient conféré une puissance phénoménale à La Saga de Grimr, les dessins, épurés et chatoyants donnent ici l’impression d’un parti pris très fort et parfaitement assumé. Penss, son ouvrage précédent, m’avait au contraire laissé un goût d’inachevé avec ses personnages « à moitié » flottant entre deux eaux graphiques. On sentait clairement que l’ami Moreau hésitait alors entre plusieurs voies possibles. Au contraire, la sobriété lumineuse du Discours de la panthère tranche net et nous invite à pénétrer dans un monde merveilleux. L’expressivité des personnages (ici exclusivement des animaux) a toute la place pour s’exprimer. Moreau parvient à capter l’essence de chaque animal et à la fixer dans des gestes et des attitudes tout à fait typiques : mouvements de tête caractéristiques de l’autruche, marche lourde et chaloupée de l’éléphant, pas rapides du pagure (le fameux bernard l’hermite)… Mention spéciale aux vols acrobatiques et si féériques des étourneaux. Le dessin vibre et s’anime comme dans un trip sous LSD. De toute beauté !
Ce livre est d’abord un enchantement pour les yeux, à plus forte raison parce que les Éditions 2024 ont su apporter à ce conte animalier l’écrin qui lui sied comme un gant.
Mais ce magnifique dépouillement, tout en aplat de couleurs, souvent réduit à une ligne d’horizon, une dune, un arbre, une montagne, un nuage… permet également à l’histoire de s’étirer dans les moindres recoins. Cet ensemble de fables, comme autant de paraboles habilement imbriquées les unes dans les autres, voit son graphisme mis entièrement au service du propos, autant spirituel que philosophique. Au fil du livre, à travers chaque expérience de vie, le lecteur assemble peu à peu ce puzzle dont la dernière pièce (l’histoire du singe, sorte de proto humain en quelque sorte) donne tout son sens à cette réflexion sur la vie et ce qui nous unit à elle de manière intime. C’est beau et profond dans la forme et tout autant, sinon plus, dans le fond. Et tout ça sans jamais verser dans la lourdeur, le pathos ou la morale à papa. Une gageure !
En réalité, Jérémie Moreau choisit bien l’animal en fonction de ce qu’il lui fait vivre. Par exemple, de manière certes un peu convenue mais qu’importe puisque ça fonctionne, l’éléphant illustrera l’Histoire et la mémoire, ainsi que la manière dont on se construit aussi en fonction d’elle. L’autruche, animal a fortiori nettement moins gracieux qu’un chaton, symbolisera quant à elle l’image que l’on a de soi-même… Ainsi, chaque histoire s’attache à un aspect de la vie (et de la mort) pour former un ensemble parfaitement dense et cohérent.
Blindée de discrètes références (on songe pêle-mêle au douanier Rousseau, à Kipling, La Fontaine, Esope…), Le Discours de la panthère et son style naïf ne manquera pas d’interpeller. Magnifiquement illustrée, soutenue par des textes malins, le lecteur se voit tout entier absorbé par cette histoire d’une originalité certaine. Ajoutons que ce livre s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux enfants, et on comprendra que l’on tient ici une bande-dessinée aussi originale qu’universelle. Cette lecture fut un véritable enchantement qui m’a scotché un sourire béat aux commissures toute la journée. Ben moi, j’appelle ça un coup de cœur !
Arnaud Proudhon