Après le sublime Ghosteen, Nick Cave continue d’explorer toutes les faces de la solitude en réinvestissant dans les moindres angles de sa discographie. Comme pour mieux symboliser ce confinement passé qui en annonçait d’autres, l’australien se tient seul face à son piano dans une salle immense avec pour seul interlocuteur le silence qui lui renvoie des visions déformées de lui. Encore une oeuvre cathartique pour Nick Cave, magistral !
Est-il encore nécessaire de le rappeler ? Nick Cave est sans aucun doute le plus grand de nos prêcheurs, un prêtre sans morale à imposer avec seulement du chagrin qui empèse ses mains. La douleur a toujours été sourde dans ses chansons, toujours hantée et hallucinée, toujours mystique, la douleur s’est faite essence-même de sa musique avec la disparition brutale et accidentelle d’un de ses fils. On ne s’était pas encore remis de la beauté tremblante de Ghosteen qu’il revient avec un disque qu’il faut comprendre comme une prolongation de l’album précédent. Sauf que là, Nick Cave a décidé de se délester de tous les artifices, de se rendre accessible et palpable.
A l’écoute de ces nouvelles réinterprétations de chansons plus ou moins connues de son répertoire, on ne peu s’empêcher de penser à un autre auteur, à un autre album. On pense à John Cale et ses Fragments Of A Rainy Season (1992). Comme l’ex Velvet Underground, Nick Cave se met à nu comme rarement tout sous la vue déformée par le prisme de sa douleur de père. D’ailleurs, il n’existe pas de mot pour décrire le statut d’un père ou d’une mère qui a perdu son enfant. On est l’orphelin de ses parents, on est le veuf d’un amant mais il n’y a pas de mot pour la mort d’un enfant alors autant l’inventer et le décliner en se retournant sur son passé.
Réentendre ces morceaux dans ces versions plus à l’os nous permettent de voir le chemin parcouru en compagnie de l’australien. On y transpose quelques images de nos vies, la musique nous accompagne à chaque instant. Et de voir des images du Birthday Party, et de revoir un Blixa Bargeld encore juvénile, un Barry Adamson maladroit, un Mick Harvey encore alter ego de Nick Cave, un Warren Ellis qui cherche encore sa place. Cette posture ramassée autour du seul piano rappelle encore plus l’absence des complices passés et présents de Nick Cave, ces mauvaises graines.
Bien sur une large part est offerte au Boatman’s Call qui se prête sans difficulté à la transposition au seul piano mais les vraies surprises se situent ailleurs, dans sa reprise de Palaces Of Montezuma ou Man On The Moon, extraite du répertoire de Grinderman, son projet éphémère où Nick Cave ranimait l’électricité des Birthday Party. On y entendra la peine d’un fils qui a perdu son père trop tôt, dialogue absolument authentique entre Nick Cave et lui-même, parole sans fard d’un fils qui a perdu son père dans un accident de la route.
And I fled from the old city
Fled underneath the thorn bush
Fled into the night sky
Fled underneath the damp earth
Where I passed through a doorway
And found you sitting at the kitchen table
And smiling
That smile that smiles, that smiles
That smile that smiles, that smiles
That smile that smiles, that smiles
Smiles just in timeNick Cave – Euthanasia
Le disque pourra s’avérer parfois oppressant comme par exemple avec cette version glaciale du Mercy Seat mais il ne sera jamais dénué de tendresse, d’une force sépulcrale d’un homme qui regarde la vie droit dans les yeux. Idiot Prayer sera souvent bouleversant comme sur l’inédit et sublime Euthanasia qu’il faudra savoir écouter jusqu’à son terme.
Même Jubilee Street etThe Ship Song perdent de leur substance originelle pour se métamorphoser en une autre essence, l’état d’un homme qui prend de l’âge, une distance presqu’imperceptible pour celui qui n’y prêterait pas trop attention. Papa Won’t Leave You Henry n’est plus cette chanson tordue à boire ou alors l’alcool ne nous enivre plus, l’alcool n’est plus source d’oubli. Ne reste plus que le malaise et la tension sous la chair au plus prés des nerfs.
Pendant 83 minutes, Nick Cave nous transporte dans un voyage à travers le temps, on y croise des témoins, des fantômes, quelques regrets, des remords, une vie secrète des mots, un serpent à plume, un roi qui se noie dans l’encre.
Est-il encore nécessaire de le rappeler ? Nick Cave est sans aucun doute l’un des plus grands auteurs de notre musique contemporaine, un artiste qui lentement mais sûrement écrit une oeuvre indispensable faite de lieders, de blues concassé et de moments arrachés à l’éternité, un écarisseur de nos peines et des siennes peut-être.
Eprouvant parfois, nécessaire toujours.
Greg Bod