Cabaret Voltaire, maintenant réduit au seul Richard H. Kirk, reprend du service. 8 pistes, 1 heure de vrai plaisir masochiste. 8 pistes, 1 heure de techno sombre, industrielle, bizarre et désarticulée, de la dance technoïde, du funk halluciné, des voix samplées, de l’instrumental qui fait transpirer. Shadow of Fear est un album froid, aux ambiances lourdes et sombres. Speedé et hypnotique. Halluciné et addictif.
Enfin
Cabaret Voltaire – le groupe et pas le cabaret zurichois – est sans conteste un des groupes les plus intéressants de la fin des années 80 et 90. Un des groupes fondateurs de la musique électronique peut-être moins connu du grand public que d’autres – comme Kraftwerk pour ne pas les nommer – mais marquant, innovant, créatif, (musicalement) provocateur. Riche. Indispensable, pour dire les choses autrement. Qu’un tel groupe sorte un nouvel album est forcément un événement. Surtout après un aussi long silence. Il y a 26 ans le groupe avait cessé d’exister – après que Stephen Mallinder soit parti, laissant Richard H. Kirk seul … Mais en 2014, Kirk avait relancé le groupe ou, au moins, relancé le nom de Cabaret Voltaire pour le Berlin Atonal festival de cette année là. Depuis, on attendait l’album qui allait avec ce que Kirk avait produit sur scène. L’album est là. Il aura donc fallu au rescapé de cette légende de l’électro quelque chose comme 5 ans pour mettre de l’ordre dans les heures de musiques qu’il avait bidouillées pour la scène. Ce n’est pas une déception. Tout vient à point à qui sait attendre.
Un vieux pote
Bidouiller n’est non seulement pas péjoratif du tout – on parle d’un groupe parmi les plus expérimentateurs qui soit en techno – et en plus assez adapté puisque Kirk a rencontré des problèmes d’ordinateur lorsqu’il a composé l’album et a été obligé de se rabattre sur un (vieux) Mac G4, c’est-à-dire un ordinateur de la fin du siècle précédent/début de ce millénaire… mais on sait ce que permettent de faire les vieux pots … de la vieille musique ? Peut-être. Qui sait ? A quoi bon savoir ? A quoi bon poser la question alors ? Pour l’évacuer. Parce qu’il ne faut pas forcément se poser la question de l’actualité, de la nouveauté, de l’originalité pour juger un album. En tout cas, c’est mon avis. De ce point de vue, peut devrait nous chaloir … Shadow of Fear est donc bel est bien un album d’époque – vintage pour faire moins vieux et dépassé – et un album des temps présents. Et un excellent album. Un album dans lequel se retrouve le son qui a fait le succès du groupe dans les années 1980. Un album dadaïste – peut-on encore être dadaïste 100 après – touffu, bourré jusqu’à l’os de sons collés les uns aux autres dans tous les sens. Un album de techno bizarre et triturée, très indus et pesante, où les voix ne sont que des sample – rien de très humain dans tout ça, donc. Et aussi un album de dance désarticulée, technoïde à souhait – quelque fois. Une sorte de vieil qu’on reconnaîtrait sans reconnaître et qu’on aurait grand plaisir à retrouver.
Varié mais pas inégal (en tout cas, génial)
Pour être excellent, Shadow of Fear n’est pas moins légèrement inégal. Pas nécessairement en qualité mais dans ce qu’on peut y trouver. En édition limitée, dans sa version vinyle double (et violet), on trouve Be Free, The Power (Of Their Knowledge), d’un côté (face A), Night Of The Jackal and Microscopic Flesh Fragment de l’autre (face B), puis sur le second disque, Papa Nine Zero Delta United, Universal Energy, en face C et en face D, Vasto et What’s Goin’ On. Ce découpage montre à la fois l’homogénéité et l’hétérogénéité de l’album. Chaque paire est parfaitement assortie. L’album commence avec des morceaux – Be Free ou The Power (Of Their Knowledge) – très rythmiques, des nappes de synthés comme des sirènes, ces voix graves et artificielles – des voix d’outre-tombe – qui répètent des incantations, qui nous préviennent d’une sorte de danger imminent. De la techno indus. Qui finit par taper sur le système, qui donne envie de se gratter de partout, qui donne envie de partir en courant dans le brouillard et sous les pluies acides. Mais qu’est-ce que c’est bon. Intéressant, à force d’en être étouffant – même si ce n’est pas la partie la plus originale de l’album. Ce qui change avec Papa Nine Zero Delta United – un des meilleurs morceaux de l’album qui rentre dans une deuxième partie plus dance, plus techno – Universal Energy, 11 minutes de techno qu’il est difficiles d’écouter vautré sur son canapé –, même si pas forcément plus gaie. L’ambiance reste sombre et industrielle, mais les morceaux sont plus speedés. La course devient effrénée, on s’essouffle à vouloir suivre le rythme que nous impose Kirk qui, plein de bienveillance, termine assez calmement avec un morceau qui serait presque funky… “What’s going on” , “What’s going on”, “What’s going on” … répète une voix à moitié étouffée qui semble venir du fond d’un caveau sur des sample de cuivres qui donnent presque envie de dancer… le morceau est franchement insupportable, hypnotique et halluciné et addictif. Richard H. Kirk, le rescapé et dépositaire de Cabaret Voltaire, est un génie.
Alain Marciano