Comme un scientifique hirsute, Mocke continue de collectionner un bestiaire halluciné tout au long d’un disque miraculeux qui se refuse à toute frilosité mais aussi à tout hermétisme. Depuis le début de sa carrière, Dominique Dépret a toujours considéré la pratique de l’art musical comme une aventure et quelle aventure que ce Canard Bavard !
Il en faut du talent ou du culot ou les deux réunis pour parvenir à faire un objet sonore à la fois singulier, familier et absolument propice à la dérive. Contrairement aux deux précédents disques solo de Mocke (L’anguille et St Homard) plus volontiers portés vers l’improvisation, on sent dès la première écoute que Parle Grand Canard est bien plus écrit, plus réfléchi et qu’assurément les travaux entamés sur Ferme Tes Jolis Cieux au sein du duo Midget avec Claire Vallier trouvent ici une autre déclinaison.
un objet qui demande qu’on lui accorde du temps
S’éloignant toujours plus du format Pop, Mocke construit une des œuvres les plus atypiques que l’on peut entendre par chez nous. Atypique ne veut fort heureusement pas dire intimidant ou intellectualiste. Au contraire, c’est avec une belle malice que Mocke se joue des étiquettes, du bon goût, des limites à ne pas dépasser, des clochers et de leurs querelles. On pourra tout aussi bien croiser Gastr Del Sol que Benjamin Britten tout au long d’une oeuvre énigmatique mais ouverte.
Alors certes, on pourra comprendre Parle Grand Canard comme une œuvre exigeante, comme un objet qui demande qu’on lui accorde du temps, mais n’est-ce pas finalement le propre de tous les grands disques ? Mocke triture et malaxe une matière et comme il le disait très bien récemment chez Marie Richeux, il ne voulait pas d’un pudding musical cérébral et indigeste.
Comme le monde serait plus beau et plus apaisé si l’on ne perdait pas la notion du plaisir à faire et à être, à entendre et ressentir. Tout cela transpire de ce disque éminemment sensuel et hasardeux. Que ce soit la lente et longue construction inaugurale Quel Est Ton Parcours ou la dérive psyché orientale que peut être La Part Du Chien, Mocke se joue de nous, s’amuse à nous perdre sans jamais perdre de vue sa destination.
un grand écart permanent entre musique contemporaine et position incertaine
Accompagnés d’arrangements charmants de basson, cor, clarinette et autre hautbois, Parle Grand Canard fait un grand écart permanent entre musique contemporaine et position incertaine, assume parfois même des postures bruitistes comme sur Autrui Réclame Un Concept qui prend la tangente et finit de convaincre de la certitude d’une singularité absolument unique. Même si l’on est bien conscient que Mocke a cassé sa mécanique d’écriture pour ce nouveau disque bien plus écrit, on y retrouve les mêmes tropismes propre au monsieur : un onirisme bienveillant, une mélancolie sourde derrière le sourire, un jeu avec le désuet, une volonté à n’être d’aucun espace-temps. Pour s’en convaincre, il suffira d’écouter Le Corps Du Cuistre à mi-chemin entre une berceuse surréaliste et une formule oubliée de Ernest Chausson.
On pensera parfois à cette même folie souriante que l’on entend dans les disques de Philippe Crab, son Bestiaire de 2011. Comme lui, Mocke travaille un vocabulaire musical nouveau, expérimente comme un enfant joue. Comme pour Philippe Crab, la surprise est de chaque instant dans les mélodies de Mocke, le chemin est volontiers sinueux et parfois déroutant mais c’est ce qui ajoute au plaisir de l’ensemble. C’est ce que l’on recherche dans les disques de Dominique Dépret.
La timidité fébrile d’une écriture en pleine action
Comme souvent chez Mocke, on se croirait ayant traversé l’écran pour se retrouver au milieu de Yoyo, ce film étrange de Pierre Etaix ou dans les chutes d’un inédit de Jacques Tati, on y entend des réminiscences d’Henri Crolla, de Bix, de musique Gnawa, de Britten, des bestiaires enfantins, des musiques de chambre d’enfant turbulent. Alors même si l’on ne comprendra pas toujours tout, même si l’on n’aura pas toutes les réponses, Parle Grand Canard saura se révéler une belle source de questions et autres enchantements.
Pour autant, ce troisième disque solo n’est jamais un album clivant ou polémique. Non, il est bien mieux que cela, il a l’intelligence de son ambition, il a la timidité fébrile d’une écriture en pleine action, il a la contradiction chevillée au corps et au coeur; il a la certitude de l’incertitude, il a une pleine conscience de l’inconscience.
Apprêtez-vous à entrer dans un monde nouveau, irrésolu et incertain, vous vous perdrez peut-être en chemin, nous n’en savons rien mais c’est de cette incertitude que jaillit l’émerveillement.
Greg Bod