Avec Cinq dans tes yeux, Hadrien Bels signe un premier roman qui a secoué la rentrée littéraire 2020. Un livre qui prend la forme d’une charge explosive contre la gentrification ou la bobo-isation de la société contenue dans le livre. Une belle ironie pour certaines revues aux pages « lifestyle » ou « où est le style » et autres rédactionnels ou publicités pour une catégorie de la population contre laquelle le personnage central de ce roman a une certaine rancœur.
Le cadre pourrait sembler lointain, presque exotique pour ces rédactions parisiennes, puisque c’est Marseille qui est le décor de ces quelques pages. Une certaine Marseille, celle de Stress, au centre des pages mais entre deux époques.
Il y a celle des années 1990, celle du Panier des années 1990, un quartier résidentiel un peu oublié, où les populations les plus diverses mais surtout les plus pauvres s’entassent. C’est un petit monde, celui de la débrouille et des embrouilles, où tout le monde se connaît.
Autour de Stress, le narrateur, il y a toute sa bande, Nordine, Ichem, Kassim, Djamel ou Ange, le noyau dur de jeunes adultes, une belle équipe de différents horizons réunis par une amitié très forte, où chacun tacle verbalement l’autre pour le plaisir d’amuser la galerie. Leur futur, ils s’en fichent, ils fument, ils boivent, ils draguent, ils font la fête, dans la limite de leurs possibilités avec leurs têtes de petites racailles des quartiers et le porte-monnaie remplacé par la débrouille. Ils magouillent, ils trichent, mais ils veulent aussi vivre, intensément, comme si demain n’existait pas.
Et ce demain, il pue un peu. Les années ont passé, pour survivre il a fallu avancer, et le plus souvent chacun de son côté. Les compagnons d’hier ont été rattrapés par le système, certains ont bien réussi et n’hésitent pas à le montrer, d’autres ont été écrasés, survivant dans l’illégalité ou la schizophrénie. Les réunions sont le plus souvent occasionnelles, fortuites, les seuls points communs qu’ils leur restent sont leurs souvenirs, flamboyants, et les discussions tournent immanquablement autour quand ils ne sont pas accaparés par la liste de l’état de santé des connaissances communes qu’il reste.
La mélancolie est imprégnée partout et elle a un sale goût. Stress est amer, mais parce qu’il sait qu’il ne vaut guère mieux. La petite canaille à la peau blanche fréquente maintenant les artistes ou les décideurs, il connaît les bonnes têtes. L’escalier social a été gravi, mais à quel prix. Il est devenu réalisateur, mais ses projets ne décollent guère, alors il fait quelques corvées alimentaires dans les mariages, à mettre en boite ce que veulent les mariés pour illustrer le plus beau jour de leur vie, mais surtout leur réussite sociale.
Il les a perçus à jour tous ces artistes bien habillés, qui arrondissent les angles pour servir leur soupe, ou ceux qui se veulent engagés, qui ont les mêmes combats, les mêmes discours, les mêmes fringues. Car Stress est le témoin désabusé de la gentrification de Marseille, de la reprise en main des quartiers populaires pour de beaux ensembles, de belles enseignes, de beaux nouveaux-arrivants, « les Venants ». Ceux qui arrivent le coeur sur la main et se mettent dans la tête qu’ils sont Marseillais et qu’ils savent mieux que quiconque ce qui est bon pour « leur » quartier.
Mais leur arrivée a poussé cette misère joyeuse, ce foutoir de la vie dans lequel Stress et ses amis ont baigné. Les loyers ont augmenté, les mentalités ont changé, et c’est comme si toute l’identité de ces quartiers avait été balayé.
Peut-être pourrait-on reprocher à Hadrien Bels d’être si complaisant avec cet ancien temps, mais il ne s’agit pas d’un récit sociologique, mais bien d’un roman, fortement autobiographique – les parallèles entre Hadrien Bels et Stress se trouvent assez facilement. Il est bien difficile de dire ce qui est vrai ou ne l’est pas, mais l’ensemble vient du coeur, c’est certain.
L’écriture est vivante, elle a de l’énergie, elle a le rythme de ces jeunes des quartiers populaires. Ces personnages qui veulent vivre sans se poser de questions resplendissent de leur jeunesse à la fois joyeuse et rugueuse. Certaines réflexions, certaines répliques nous laissent KO, devant autant de justesse avec un tel vocabulaire et un tel ton, sans adopter un langage maniéré et hautain comme tant de primo-romanciers qui veulent faire une (première) bonne impression.
Il faudra tout de même bien suivre pour relier certains points, mettre de l’ordre dans les souvenirs et les développements, comprendre quels relations unissent l’un et l’autre. Au détour d’une scène, ce peut être un cadre ou un nouveau personnage qui rejouent le jeu des souvenirs, sans savoir si l’un ou l’autre reviendront. Ce sont principalement des tranches de vie un peu dans le désordre dès que Stress revient dans le passé, dans ses souvenirs. C’est joyeux, mais jamais idyllique, un sale coup est toujours possible au détour d’une place de village ou d’une entrée de discothèque.
Il est plus simple de suivre le fil du Stress du présent, et pour cause, il ne s’embrouille jamais, il semble condamné à dérouler sa pelote, à avancer sans s’impliquer, à revoir de vieux amis sans en créer de nouveaux. Le constat est dur. Et l’aveu d’échec de Stress est aussi celui d’une ville qui veut se refaire un visage, par la Culture, par l’urbanisme, par la publicité et tant d’autres leviers. Alors on frotte sur les tâches, les imperfections, tout ce qui fait qu’une ville pourrait avoir un caractère qui dérangerait. C’est Marseille dans Cinq dans tes yeux, mais c’est aussi le cas d’autres villes.
Damien Walther