Déjà 20 ans que Rob Glover et Benjamin Holton officient sous le nom d’Epic45 avec une discographie proche de l’excellence ou de l’exemplarité. On ne s’explique pas la raison d’une absence de réelle reconnaissance de l’univers singulier du duo, chaînon manquant possible entre Durutti Column et Boards Of Canada. Cropping The Aftermath se démarque des autres disques du groupe par sa versatilité et ses déroutes volontaires.
L’Angleterre a toujours eu cette capacité à saisir le pastoralisme, la dimension bucolique d’un paysage dans sa musique, peut-être pour cette capacité qu’ont les compositeurs britanniques à se laisser happer par une sensualité aux sources multiples. Du Lark Ascending de Ralph Vaughan Williams au Durutti Column de To End With, ils décrivent tous une unicité harmonique, une temporalité universelle qui n’a que faire des querelles et autres conflits. Que ce soit un Roger Quigley, un Michael Head ou un Tim Keegan, ils ont tous compris que le paysage est et reste la mémoire de l’humain. Le duo Epic45 est de cet héritage-là, un pied dans la poursuite d’une tradition, un autre dans le malaxage d’un vocabulaire nouveau. Bien sûr la discographie d’Epic45 a déjà connu quelques points d’orgue, on pourrait citer de suite Weathering ( 2011), peut-être leur chef d’œuvre. Ce qui est sûr, c’est que les deux natifs de Wheaton Aston alternent disques Pop (voire Dream Pop) et des œuvres plus difficiles.
Cropping The Aftermath pourrait être placé à l’exact milieu de ces deux tensions dans les travaux des anglais tant le propos semble ici séparé entre des textures pop brumeuses et des phases plus expérimentales. Musclant un peu le dialogue, Epic45 signe ici son disque le plus ouvert du seul point de vue stylistique, là Drum’n’Bass, ici Trip Hop, là encore Noise et ici Dream Pop, le duo choisit de ne pas choisir et préfère faire appel à l’exigence et l’intelligence de son auditeur. On avait trop rapidement enfermé le duo dans un e continuité des œuvres de Vini Reilly ou des disques les plus apathiques de Babybird. Rob Glover et Benjamin Holton nous rappellent que comme les frangins Adams de Hood (avec qui ils ont d’ailleurs collaboré), leurs inspirations viennent puiser à des berceaux disparates, parfois contraires. Il sera bien difficile de ne pas retrouver des structures Hip-Hop dans leurs mélodies dérangées. Comme Hood, on sent le duo absolument marqué par les réflexions musicales et autres pensées de Graham Sutton de Bark Psychosis pour cette capacité qu’ont leurs chansons à s’égarer d’un genre à l’autre, un peu comme une lente progression rythmique héritée du Jazz ou de la musique électronique.
Cropping The Aftermath cumule des vertus contraires voire absolument opposées comme par exemple tirer de cette incohérence une totale cohérence, assumer une complexité qui favorise la compréhension du propos tenu.
Elle s’élève et se met à tourner,
Elle laisse tomber la chaîne argentée du son,
sans séparer ses nombreux anneaux,
Avec force pépiements, sifflements, liaisons et tremblements
Alors certes, Cropping The Aftermath n’est pas un disque facile mais c’est assurément un disque surprenant, déroutant et toujours inventif. En ouverture, Brothers convoque la veine atmosphérique du groupe, ce qui vient faciliter l’entrée dans le disque. On y retrouve ces obsessions que l’on aime entendre dans les disques trop rares de July Skies, groupe d’Antony Harding dans lequel officient également Rob Glover et Benjamin Holton. La part est significativement faite à la dimension rythmique dans ce disque à l’image de ces lignes de batterie qui ne dérogeraient pas sur un vieux chant de The Aloof. Towpath Acid ressemble lui en bien des points à une dérive IDM extraite du cerveau malade, combinaison d’un personnalité multiple. Ils seraient plusieurs dans cette tête, Aphex Twin, Boards Of Canada ou Autechre. Garage Days se pose là en miniature instrumentale et comme une possible annonce d’un des joyaux de ce disque, à savoir Buildings Aren’t Haunted People Are qui ranime la flamme de Weathering et plus particulièrement With Our Backs To The City, fruit de leur collaboration avec Stephen Jones.
L’obsession propre à tous les disques d’Epic45 est ce rejet de la ville, ce retour à la nature comme une forme de renaissance et de retour à soi que Waking Up In A Field ou encore Rainstorm Breaks traduisent à merveille sauf qu’il ne faudrait pas penser que la musique d’Epic45 se limite à une simple illustration d’une nature paisible, on peut parfois entendre gronder au loin la violente industrie de la ville voisine, le martèlement sourd de la consommation galopante, le souffle froid du commerce, la dissonance lourde de la foule. C’est peut-être comme cela que l’on tentera d’interpréter la dimension bruitiste et Drum’n’Bass de Rainstorm Breaks qui n’en finit pas de se corrompre et de mourir dans un long cri numérique.
Car en chantant jusqu’à ce que son ciel soit repu,
C’est l’amour de la terre qu’elle insuffle,
et à chaque coup d’aile,
Notre vallée devient sa coupe dorée
Et elle est le vin qui déborde
Pour nous élever avec elle lors de son prochain envol.
A Day To Not Fall Apart prolonge, lui, les saveurs de Girl On The Hill, fragile perle extraite de The Weather Clock (2008) de July Skies déjà cité plus haut sauf que le propos est ici moins diaphane, moins évaporé et plus affirmé, toujours porté par cette batterie ombrageuse qui fait le plus beau des contrepoints à la voix timide. Caught In Branches, quant à lui, rappellera les meilleurs moments de Hex (1994) de Bark Psychosis.
On sent tout au long de Cropping The Aftermath une double volonté chez le groupe à vouloir se taire et hurler à la fois, à se prolonger dans le silence et à ne pas se laisser gagner par l’oubli, on pensera longtemps qu’Endless qui vient conclure ce disque restera muet comme pour mieux être surpris par l’apparition d’une voix murmurante. Les chants de Rob Glover et Benjamin Holton se seront fait beaucoup plus caractériels sur ce disque qui conserve sa part d’énigme, de mystère et de troubles. Depuis ses débuts, la musique d’Epic45 échappe à tous les classements un peu comme du sable qui s’écoule entre nos doigts. Elle peut être tour à tour évanescente puis rageuse, morbide puis bucolique, sourde puis lumineuse.
Car la vie n’est jamais unanimement monochrome, car tous les chats sont gris (comme le dit Robert), car chaque instant peut être l’exact opposé de celui qu’il vient remplacer, car la vie n’est qu’une ligne courbe qui n’en finit pas de dévier, Epic45 se refuse à entrer dans une linéarité confortable, préférant la complexité au confort, la déroute à la suffisance.
Jusqu’à ce que, perdue sur ses anneaux aériens,
Dans la lumière, puis l’imagination chante.Extraits de L’Essor de l’alouette, poème de George Meredith adapté par Ralph Vaughan Williams
Et si la musique d’Epic45 était pareille à un labyrinthe dans lequel on se plairait à se perdre ? Toi l’ami qui va commencer cette écoute, n’attends aucune réponse mais seulement peut-être quelques points de suspension bienvenus.
Greg Bod