L’un des albums qui revient le plus régulièrement dans les incontournables listes de fin d’année en ce mois de décembre est le Punisher de Phoebe Bridgers. Et ce n’est que justice, tant la jeune femme s’élève avec ce second album au-dessus de ses consœurs muses de l’indie folk / rock.
Ce n’est pas si souvent que l’on peut qualifier un album de littéralement « merveilleux », mais cet adjectif dévalorisé par trop d’excès d’enthousiasme sans lendemain est celui qui nous vient naturellement à l’esprit en écoutant, en réécoutant, en ré-réécoutant sans nous lasser Punisher, le second album de la jeune Californienne indie folk dont tout le monde parle de plus en plus, Phoebe Bridgers.
Pour nous qui n’aimons pas beaucoup, normalement, les musiques éthérées et les voix rêveuses, sorte de tarte à la crème de l’indie rock et du folk de ces dernières années, il y a une différence notable entre le tout-venant de la musique actuelle et Punisher : plus de talent peut-être, mais surtout infiniment plus de cœur, tout simplement. Et l’on réalise très vite qu’il y a aussi derrière ces moments de suspension faussement naïve une profonde angoisse, qui rend la musique de Phoebe Bridgers plus signifiante que simplement atmosphérique.
Car Punisher n’est qu’en apparence un album qui vous veut du bien, et ce que fait Phoebe Bridgers, c’est surtout s’adresser, individuellement, à chacun d’entre pour nous parler de choses affreuses : d’un côté la fin de notre monde, bien entendu, qui semble chaque jour plus certaine et plus proche (I Know the End, et ses visions apocalyptiques, désolées, que Bridgers explique elle-même comme inspirées par la situation actuelle des Etats-Unis…), et de l’autre notre terrible fragilité vis-à-vis des agressions continuelles que nous affrontons, venant parfois des gens que nous aimons le plus.
Audacieuse, non, courageuse plutôt, Bridgers ne cherche jamais à paraître une meilleure personne qu’elle n’est, et cette franchise nous fait à la fois sourire et avoir de la peine… Pour nous, pour elle… « I hate living by the hospital / The sirens go all night / I used to joke that if they woke you up / Somebody better be dying… » (« Je déteste vivre près de l’hôpital / Les sirènes résonnent toute la nuit / J’avais l’habitude de dire en plaisantant que s’ils nous réveillaient / Ce serait bien qu’au moins quelqu’un soit en train de mourir »), chante-t-elle sur un terrible – et pourtant superbe – Halloween.
De même, la munificence sublime d’un Graceland Too, avec son banjo et son violon qui évoquent une tradition folk américaine, et surtout ses harmonies vocales belles à pleurer, dissimule à grand peine une chanson sur l’autodestruction, et un profond malaise existentiel : « So we spent what was left of our serotonin / To chew on our cheeks and stare at the moon… » (Alors nous avons dépensé ce qui restait de sérotonine / Pour nous mâchouiller les joues et regarder la lune). On sait que Bridgers s’est toujours réclamée de l’héritage du grandiose Elliott Smith, à qui elle dédie le titre Punisher (« What if I told you / I feel like I know you? / But we never met… » – « Et si je te disais / Que j’ai l’impression de te connaître? / Mais nous ne nous sommes jamais rencontrés… » ) : c’est en fait tout l’album qui confirme une même allégeance à une musique attachée profondément à l’humain… sans jamais pour autant reprendre rien qui puisse directement évoquer les chefs d’œuvre passés de Smith.
La dépression n’est, de fait, jamais très loin dans ces récits de délitement, derrière ces mélodies suaves, subtiles, mais on a, pour le moment au moins – et espérons qu’il en sera toujours ainsi -, le sentiment que Bridgers a la force de continuer à avancer vers un futur qui reste heureusement incertain, en dépit de toutes ces menaces. Peut-être simplement, et divinement, parce qu’elle est une FEMME.
Le final au lyrisme échevelé de I Know the End, qui clôt l’album n’est pas sans rappeler, paradoxalement, les sommets d’angoisse et de splendeur sombre d’Arcade Fire débutant leur carrière sur Funeral. Le fait qu’une artiste cataloguée – sans doute abusivement – comme intimiste comme Phoebe Bridges se risque sur son second album à bouleverser ainsi les attentes de son public, et à exposer aussi clairement ses tourments, montre le degré de confiance en elle-même qu’elle a désormais atteinte. Et laisse présager encore plus de grandes choses à venir.
Eric Debarnot