En Inde, plus d’un million de logements neufs n’ont pas trouvé acquéreur, provoquant la ruine des promoteurs. Dans ce contexte difficile, l’Alcazar lui, ne connait pas la crise, ou si peu.
Sur le chantier d’un immeuble en construction, dans l’Inde contemporaine, coexistent une dizaine de personnages venus des quatre coins du pays : Ali, le jeune ingénieur inexpérimenté, Trinna, un contremaître intransigeant, Rafik, Mehboob et Salma, manoeuvres provinciaux rêvant de lendemains meilleurs… mais aussi Ganesh et sa bande de Rajasthani, carreleurs hindous aux accents conservateurs qui viennent grossir les rangs de ce chantier supervisé par un jeune et riche promoteur.
C’est après avoir discuté avec son auteur, croisé sur un salon du livre, que j’ai fait l’acquisition de cette grosse BD sortie chez l’excellent éditeur Sarbacane qui, soit dit en passant, réalise souvent de magnifiques albums. Aux dires de Simon Lamouret lui-même, c’est une histoire vraie puisqu’il a en effet eu l’occasion de suivre les étapes de la construction d’un bâtiment de standing lors d’un séjour en Inde. Il y raconte donc ce qu’il a vu, et ça valait bien une histoire !
Une histoire qui prend la forme d’un parpaing de plus de 200 pages, ce qui nous laisse le temps de faire connaissance avec les personnages qui les habitent, le temps de rentrer dans le paysage graphique, de se couler dans le rythme imposé par la construction. Ici, le temps est paradoxalement comme suspendu, entre parenthèse, comme dans une bulle assaillie par les délais impartis et les futurs locataires trépignant d’impatience… L’Alcazar ! Soit le palais, la forteresse… 200 pages, c’est le temps qu’il faudra pour monter à l’assaut de cet immeuble luxueux… A condition toutefois de ne pas regarder en cuisine…
Graphiquement, ça m’a immédiatement sauté dans l’œil. Le dessin, un brin ligne claire, est souple et élégant, avec un travail sur les ombres et la lumière qui lui confère une ambiance vraiment prégnante tout au long de la lecture, avec ses nuances de bleus profonds et subtils et ses oranges suaves, veloutés. Les couleurs chaudes (même les bleus sont chauds, c’est dire) semblent exhaler une odeur, celle des épices, du béton, du plâtre frais, de la terre…
Les personnages sont attachants, y compris ceux qui sont nous présentés comme les mauvais de l’histoire. On sent de l’empathie de la part de Lamouret pour ces contremaîtres pas tous très scrupuleux. La mise en scène est très réussie. L’auteur conserve une unité de lieu. Le récit est d’ailleurs régulièrement émaillé de pleines pages splendides montrant les différentes étapes de construction. Ainsi, tout se passe sur le chantier, ou presque. Les ouvriers dorment sur place, dans des habitats de fortune, parfois constitué uniquement de vulgaires bâches en plastique, si bien que l’on finit par lire cet ouvrage comme une pièce de théâtre, un peu vaudeville sur les bords. Tout au long de ces 200 et quelques pages, on partage les ambitions des uns et les déceptions des autres, on côtoie des hommes en proie aux difficultés personnelles comme à une ambition sans limite, on rit avec eux, on s’amuse des bassesses, des vengeances, de la stupidité parfois. Peu à peu se dévoile ce qui nourrit leurs motivations respectives, quelquefois leurs renoncements. Tout ce petit monde semble improviser, si bien qu’au final, ça avance comme ça peut en tentant un peu vainement de respecter les délais impartis, et les multiples langues parlées par les ouvriers venus des quatre coins du pays n’arrangent rien à l’affaire. Mais tous espèrent ainsi toucher un salaire un peu moins misérable qu’ailleurs.
Avec L’Alcazar, c’est un peu le cœur battant de l’Inde actuelle qui nous est donné à lire (et même à vivre) avec brio. En fait, on pourrait aisément y voir une revisitation de la parabole de la Tour de Babel, matinée ici d’un fond sociologique indéniable.
Arnaud Proudhon
L’Alcazar
Scénario & dessin : Simon Lamouret
Editeur : Sarbacane
208 pages – 25 €
Parution : 2 septembre 2020
L’Alcazar — Extrait :