Au moment où sort le somptueux coffret collector de L’homme qui voulut être roi (Wild Side), et après la ressortie en salles des films restaurés Le malin et Au-dessus du volcan (Carlotta), coup de projecteur en trois axes sur Quand la ville dort, l’un des chefs-d’œuvre du réalisateur John Huston.
Biographie :
Le 28 août 1987, John Huston, réalisateur littéraire de la condition humaine, décède à Middletown (Rhode Island), après une vie admirablement remplie. Fils de l’acteur Walter Huston et de la journaliste Réha Gore, il nait le 5 août 1906, à Nevada (Missouri). Son enfance est noircie par le divorce de ses parents. A 13 ans, on lui détecte une insuffisance rénale chronique qui l’oblige à des séjours en sanatorium. Il surmonte l’épreuve grâce à la visite réconfortante du cinéaste Charles Chaplin. Il se lance dans la boxe, s’enrôle dans la cavalerie mexicaine, devient peintre et sculpteur en France, acteur dans des films de William Wyler, et scénariste à partir de 1930. Pendant dix ans, il signe de nombreux scénarios pour les studios Universal/Warner Bros; il y rencontre Humphrey Bogart, qui deviendra son acteur fétiche. En 1941, pour ses débuts, il réalise un coup de maître avec Le Faucon Maltais. Mobilisé pendant la Seconde guerre mondiale, il tourne des documentaires sous la férule de Frank Capra, dont Que la lumière soit (1945), interdit de diffusion jusqu’au Festival de Cannes en 1981. En 1948, sort Le Trésor de la Sierra Madre (3 Oscars, dont celui du meilleur second rôle pour son père) et Key Largo. Le metteur en scène enchaîne une période fastueuse avec notamment ces œuvres majeures : Quand la ville dort (1950), African Queen (1952), Moulin-Rouge (1953), Moby Dick (1956), Le vent de la plaine (1960) et Les désaxés (1961). En 1962 il publie une biographie singulière en forme de plaidoyer, Freud, passions secrètes. En 1964, ce touche-à-tout retrouve le cinéma avec La nuit de l’iguane, puis Reflets dans un œil d’or (1968), La lettre du Kremlin (1970), Fat City (1972), L’homme qui voulut être roi (1973), pour finir en beauté avec Les Gens de Dublin en 1987. Esprit frondeur, amateur de femmes et d’alcools, il aimait le blasphème : «Je préfère considérer que Dieu n’est pas mort, mais ivre». Déconcertant les critiques par ces nombreux changements de genres, son œuvre instaure une thématique récurrente. «L’échec qui clôt la plupart de leur entreprises est plus apparent que réel car, au-delà d’un but plus ou moins imaginaire, c’est le secret de sa propre personnalité qui poursuit le héros « hustonnien », analyse le cinéaste Bertrand Tavernier.
Contexte :
« J’ai ici en main une liste de 205 noms. Une liste de noms qui ont été divulguée au Département d’Etat comme étant des membres du Parti Communiste et qui néanmoins sont toujours en poste et façonnent toujours la politique du Département d’Etat », déclare le sénateur Joseph McCarthy. En 1950, ce Républicain lance la «chasse aux sorcières» au cœur de la Guerre Froide. Ce climat de paranoïa avive les peurs. Le maccarthysme devient une arme de déstabilisation envers le pouvoir démocrate. Le cinéma, lui, dénonce des dérives de la société sous de nouvelles formes. John Huston doit tourner Quo Vadis, avec Grégory Peck, malade, et le tournage échoue ; en contrepartie, le producteur Arthur Hornblow propose au réalisateur de porter à l’écran un roman de W. R. Burnett, Quand la ville dort. Il accepte. Le long métrage sortira le 23 mai 1950.
Désir de voir :
https://www.youtube.com/watch?v=h6waapju9n8
« La mise en scène est une sorte de prolongement de l’écriture », confie John Huston, qui explore la littérature avec James Joyce, Herman Merville, Tennessee Williams et Ernest Hemingway. Aidé du scénariste Ben Maddow, il adapte le roman Quand la ville dort, publié en 1949. John Huston, reconnut W. R. Burnett, demeura fidèle aux personnages, à l’intrigue et à l’atmosphère. Huston tourne pour la première fois pour les studios Metro-Goldwyn-Mayer, obtenant la plus belle équipe technique du moment. Fort de ses succès critiques et commerciaux antérieurs, il impose un casting d’acteurs peu connus – Sterling Hayden, Sam Jaffe, Louis Calhern, la jeune Marilyn Monroe – et tend à s’inscrire dans la tradition du film noir dont Le Faucon maltais fait déjà partie. Il choisit pour cela le noir et blanc. A l’aide de son chef opérateur, Harold Rosson, il sublime les contrastes de lumière pour apporter une atmosphère nocturne oppressante. Le scénario n’attribue aucun rôle principal au récit, et privilégie l’étude psychologique d’une bande d’individus ordinaires par rapport à l’action elle-même. «Dans mon film, le hold-up était secondaire» confirme-t-il. On retrouve des «perdants» englués dans cette jungle de la ville, mise en opposition avec la faune lumineuse et originelle vers laquelle Dix (Sterling Hayden) l’un des héros, souhaite revenir. Ce film offre avec une exceptionnelle minutie la préparation et à la réalisation du hold-up. La mise en scène directe encercle les personnages, chaque plan ausculte d’un geste les failles humaines, la paranoïa, la trahison – parabole au maccarthysme – avec acuité. Cette profondeur dépasse le genre. L’ultime razzia (1956) de Stanley Kubrick, Rififi pour les hommes (1955) de Jules Dassin, Le cercle rouge (1970) de Jean-Pierre Melville, ou encore Réservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino, s’inspirent allégrement de ce film référence. « Le crime n’est après tout qu’une forme pervertie de l’ambition humaine », avoue le personnage d’Emmerich, interprété par Louis Calhern. Gageons que du panthéon des cinéastes, John Huston trouve flatteur ces homicides cinématographiques qui reprennent son pessimisme et sa peinture réaliste d’un monde entièrement corrompu, couleur bitume…
Sébastien Boully