Avec Croke Park, Sylvain Gâche et Richard Guérineau revisitent avec souffle un moment fondateur de l’Irlande, prélude à la guerre d’Indépendance, où l’histoire des luttes irlandaises percute le sport.
Difficile pour nous, voire impossible, aujourd’hui, de nous représenter ce qu’a pu être une vieille haine, une haine partagée par tout un peuple, une haine macérée par des générations successives, une haine inculquée dès la petite enfance… Pour cela, il faut avoir subi une longue occupation… Or, du XIIe au XXe siècle, les Irlandais ont connu une très longue et très brutale occupation.
Passionné de bandes dessinées, le professeur d’histoire Sylvain Gâche signe son premier scénario qui mêle habilement les années 1920 et 2017. L’album s’inscrit dans une nouvelle collection qui réunit des récits associant le sport à la grande Histoire.
2007. Pour la première fois, le quinze irlandais reçoit à Croke park, un stade voué aux sports gaéliques, son homologue anglais. Un jeune touriste s’étonne de l’effervescence régnant à Dublin. En effet, de nombreuses voix s’élèvent, outrées que le God Save the Queen puisse être entonné dans l’enceinte même où quatorze personnes ont été tués lors du Bloody Sunday… La blessure semble ancienne au Français… Deux vieux irlandais vont, à l’intention de l’étranger, raviver le souvenir du premier Bloody Sunday.
Le 20 novembre 1920, les « Douze Apôtres », une unité secrète de l’IRA, exécute quatorze officiers anglais. Le lendemain, Croke Park s’apprête à accueillir un match. Craignant des représailles, les nationalistes tentent de faire stopper la rencontre. Chauffés à blanc par leurs officiers, des paramilitaires anglais encerclent le stade. La tragédie est en marche.
Surtout connu pour la série Le Chant des Stryges, Richard Guérineau quitte le polar fantastique pour nous plonger dans le conflit irlandais. Ce sujet a peu été traité en bande dessinée, si ce n’est par le récent diptyque Mon traître–Retour à Killybegs de Pierre Alary et Sorj Chalandon. Sa reconstitution est soignée et son trait classique. Il signe de belles scènes de foules toujours ardues à croquer. Si le rugby passe bien à l’écran, il est difficile à dessiner. En s’appuyant sur les commentateurs sportifs et en variant les points de vue, Guérineau parvient à peindre des phases de jeu complexes et à représenter la violence de l’engagement. Un code couleur simple facilite la lecture : les années 1920 sont traitées par des aplats de couleurs sépia, la période contemporaine bénéficie de lavis plus vifs.
Évitant les écueils du manichéisme et du didactisme, Croke Park n’élude pas la violence des deux camps : assassinats, torture et victimes, le plus souvent innocentes. Le récent renoncement de l’Ira au terrorisme permet à Sylvain Gâche de nous offrir une fin optimiste : la haine y semble définitivement vaincue. Du moins en Europe.
Stéphane de Boysson