En avril 2020, Anne Staquet professeur de philosophie à l’Université de Mons en Belgique a effectué un séjour bénévole dans un hospice pour renforcer l’équipe soignante décimée par la pandémie. Elle témoigne et analyse les enseignements qu’elle a tirés de ce passage dans cet établissement.
Quand, en avril dernier, Anne Staquet entend l’appel aux bénévoles des autorités belges pour renforcer les effectifs des institutions chargées d’accueillir le personnes âgées ou en perte d’autonomie pour diverses raisons, débordés et décimés par la pandémie, elle n’hésite pas longtemps, elle s’inscrit sur les listes. Elle pense qu’il est de son devoir citoyen de secourir le plus faibles, de participer activement au mouvement de solidarité et au combat contre le fléau qui sévit durement. Elle concède toutefois qu’elle trouve dans cette action héroïque une belle opportunité pour mettre un terme au confinement qui commence sérieusement à l’étouffer.
Quelques jours plus tard, elle est appelée dans une institution privée accueillant des personnes âgées. Elle est à la fois heureuse de pouvoir se rendre utile, d’échapper à son enferment à domicile mais aussi inquiète, elle a peur de la maladie, elle a subi une intervention chirurgicale dans un passé pas si éloigné. La peur, elle la découvre partout, les héroïnes et les héros qu’on applaudit au balcon tous le soirs ont elles et eux aussi peur pour leur personne, leur famille, leur entourage, leurs patients. La peur est un moteur puissant qui incite à la réaction pour maitriser les causes génératrices qui la provoque. Mais, la peur est aussi une arme très puissante dans les mains des dirigeants qui peuvent la distiller pour justifier les politiques et les actes qu’ils entreprennent et qui n’ont pas toujours pour seul but de juguler la pandémie.
An contact des pensionnaires, Anne Staquet apprend peu à peu à maîtriser ses angoisses et sa peur, Ces personnes ont souvent d’autres problèmes qui les préoccupent davantage qu’une épidémie dont elles ignorent tout. Ainsi, elle arrive à prendre un peu de recul et, après réflexion, à comprendre que cette épidémie ne concerne qu’une très faible partie de la population quand on la considère à travers des données relatives. Elle découvre d’autres réalités notamment le toucher qui n’est pas habituel dans le monde intellectuel qui est celui de la parole, du discours, du dialogue. Le contact des corps lui procure des sensations nouvelles qu’elle doit apprivoiser, elle prend conscience de leur décrépitude sous les assauts de la maladie ou plus simplement de l’âge.
Ce séjour dans cet établissement lui apprend une nouvelle donnée qu’elle n’imaginait pas jusques là : la redescente au plus bas de la pyramide hiérarchique là où sont les débutants, ceux qui n’ont aucune connaissance pas plus pratique que théorique, ceux qui doivent tout apprendre. Pour elle qui se situe très près de la pointe de la pyramide, celle de Maslow, c’est une belle leçon d’humilité. Elle doit tout apprendre, accepter de se tromper, de mal faire, recevoir les leçons de simples aides-soignantes. Et, pourtant, elle finit par comprendre qu’elle reçoit beaucoup au contact des pensionnaires et de ses collègues de circonstance. Simple bénévole, novice dans son emploi, elle découvre qu’il existe une autre façon d’obtenir une certaine reconnaissance, de réussir sa vie, de valoriser son existence, de jouer un rôle dans la société. L’argent n’est pas le nerf de tous les combats, il est parfois possible de triompher en n’étant qu’un simple bénévole.
De ce séjour, Anne Staquet tire bien des enseignements qu’elle confronte à ses acquis universitaires pour revisiter les théories philosophiques et sociologiques qu’elle avait construites sur le socle des enseignements des grands maîtres en la matière. La connaissance pratique, les acquis d’expérience, l’écoute des autres, surtout ceux qui souffrent, peuvent enrichir tous les savoirs universitaires, ouvrir de nouveaux horizons, faire comprendre qu’il peut exister diverses façons d’aborder les problèmes, que la solution n’est pas que dans les livres. Cette crise ne changera peut-être les lois naturelles qui régissent le fonctionnement de l’humanité depuis qu’elle est apparue sur terre mais elle aura à coup sûr un impact social évident, les barrières sociales imposées resteront, peut-être sous une forme, même édulcorée, dans les comportements sociaux.
Elle a compris l’importance du vécu, le rôle de la pratique, les limites du savoir, l’importance des valeurs humaines dans le travail et la vie sociale. A l’avenir, elle saura relativiser l’importance des qualités intellectuelles en comprenant que la perception sensorielle, l’adresse physique, l’intelligence pratique jouent aussi un grand rôle dans le fonctionnement de la société qu’elle quelle soit. Tout ce qu’elle a vécu au cours de ce parcours bénévole vient percuter tout ce que nos dirigeants voudraient nous inculquer et tout ce que les médias n’arrivent pas à expliquer, empêtrés dans leurs querelles audiovisuelles pour triompher dans le combat de l’audimat. Je partage totalement avec elle, cette réflexion : « il convient de repenser tant l’éducation que la pertinence du modèle démocratique tel que nous le connaissons à l’époque des médias de masse ».
Denis Billamboz