Richard Corben est décédé début décembre, et c’est une triste nouvelle, passée trop inaperçue. Heureusement, il nous reste à lire ce Murky World, « corbenien » en diable : un régal de créativité, d’humour et de sensualité.
Le nom de Richard Corben est un nom magique pour tous ceux qui ont connu l’explosion de la BD « pour adultes » au milieu des années 70 : sous l’égide du génial redac’ en chef de Métal Hurlant, Jean-Pierre Dionnet, et au côté de pointures comme Moebius ou Druillet, Corben contribua à établir la prépondérance de la revue Métal Hurlant en tant que pilier de la nouvelle bande dessinée contemporaine. Puis, dans la foulée, il rejoignit l’équipe de Heavy Metal, la franchise américaine de la revue française. Il faut bien avouer que sa renommée en France, une fois passées ces années glorieuses, ne fut jamais très élevée, même si très nombreux sont les amateurs de Classic Rock qui ont un dessin célèbre de Corben chez eux sans le savoir, puisqu’il réalisa la pochette du fameux méga-triomphe planétaire Bat Out Of Hell de Meat Loaf.
Le 2 décembre dernier, Richard Corben est mort. Il avait 80 ans, et sa mort n’a fait aucun bruit de côté de l’Atlantique : pas d’entrefilet dans les journaux, pas – ou au moins très peu – de commentaires sur les réseaux sociaux… Il y a d’ailleurs fort à parier qu’aux USA non plus, ce décès d’un artiste singulier, provocateur, à la liberté d’esprit et de ton qui le rattache aux années 70, et qui fait tache au milieu du puritanisme ambiant du XXIè siècle, n’a pas constitué non plus un « évènement » comparable à la disparition de ces dizaines de « personnalités » médiocre régulièrement célébrées.
Car Corben – régulièrement qualifié de « pornographe » – adorait dessiner des corps nus, des hommes aux muscles de culturistes, la bite à l’air, et des femmes aux seins et aux fesses voluptueuses. Et balancer ces « héros paradoxaux » – puisque les hommes qu’aimaient célébrer Corben étaient avant tout des innocents, de grands enfants, menés par le bout du nez par des femmes qui leur sont supérieures – au milieu d’un univers d’heroic fantasy qui justifierait plus ou moins qu’ls se baladent nus. Et que leurs combats épiques – et sanglants ! – contre monstres, zombies, animaux gigantesques, on en passe et des meilleurs, permettent à Corben de magnifier ces corps qui sont sans doute sa principale (son unique ?) raison de dessiner.
Murky World, paru en 2012 aux USA, et qui a été enfin édité en version française cette année, tombe à point nommé pour nous rappeler le génie de cet artiste : certes, rien de nouveau dans ces 120 planches qui reprennent allègrement – car les œuvres de Corben sont gaies, sont une célébration de la vie – les stéréotypes de l’auteur… Certes, ceux qui aiment les histoires bien construites grimaceront devant ce récit sans queue (encore qu’on en voie çà et là qui s’exhibent – avec moins de franchise qu’autrefois, triste époque que nous visons !) ni tête (ou alors coupée !) : Corben ne se préoccupe pas vraiment de logique narrative, et, comme dans la vie, qui n’est pas de la fiction, les gens – amis et ennemis – apparaissent et disparaissent sans véritable raison de l’existence de Tugat, valeureux guerrier au QI peu élevé, mais au cœur d’or. Peu importe, bien entendu, car, au-delà de son enthousiasme et de sa générosité créatrice, Corben nous dépeint quand même un monde très semblable au nôtre, où les jeux de pouvoirs dominent le destin des cités, où la soif de richesse ou de puissance semble justifier les comportements les plus abjects.
Bref, Murky World est du Corben pur et dur, et ne serait-ce que pour ça (puisqu’il n’y aura plus de nouveau Corben dans le futur…), il constitue une lecture indispensable.
Eric Debarnot