Même sans applaudissements, ce moment de lecture a quelque chose d’extraordinaire. Si l’on n’est pas forcément convaincu d’emblée, c’est après coup que la substantifique moelle de ce livre infuse en nous… Du grand Gipi, assurément !
Il n’est jamais facile d’avoir à analyser un ouvrage à ce point hors des sentiers battus, ne serait-ce que par son titre qui finalement résume assez bien l’objet… Mais si vous connaissez Gipi, vous ne serez pas surpris car ce mode narratif en apparence décousu semble être un peu sa marque de fabrique, même si ses deux précédentes productions, Aldobrando et La Terre des fils faisaient l’objet d’une certaine rigueur en la matière.
Ce récit dense et fragmenté comporte trois voire quatre axes narratifs entremêlés, sans rapport en apparence, et dont on ne distinguera guère le lien avant la seconde moitié. En d’autres termes, si vous aimez les histoires fluides et intelligibles, il vaudra mieux passer votre chemin, car celle-ci demande la participation active du lecteur, qui devra deviner ce qui est suggéré, rassembler les différents morceaux, un peu à la façon d’un puzzle. Première pièce de ce puzzle : dans une nuit brumeuse, une voiture s’éloigne, conduite par un fils qui doit rejoindre sa mère mourante. Seconde pièce : quatre cosmonautes errent sur une planète inhospitalière, aux prises avec un mystérieux nuage noir faisant disparaître les souvenirs. Troisième pièce : sur une plage de Normandie, un vétéran du Vietnam prodigue ses conseils aux acteurs dans le cadre du tournage d’un film de guerre. Quatrième pièce : deux enfants à bord d’un canot pneumatique, dont l’un semble dialoguer avec un des cosmonautes… Avec en filigrane, le thème de l’eau, représentant la vie primitive ou le bain amniotique, et sur lequel se refermera l’histoire…
On comprend aisément que Gipi se raconte lui-même à travers le protagoniste principal, Landi, un humoriste qui doit trouver le temps entre deux dates de tournée pour se rendre au chevet de sa mère mourante qui vient d’être hospitalisée (l’album étant d’ailleurs dédié à celle de l’auteur). Ce « moment extraordinaire » de sa vie va le conduire à une remise en question en faisant remonter un passé enfoui, lui l’homme pressé qui a choisi la fuite avec sa carrière d’artiste et s’avère incapable de communiquer avec cette mère ramenée à une entité abstraite dont on ne verra jamais le visage (par pudeur sans doute), de prendre soin d’elle et d’être à son écoute. Notre comique, qui fait dans le cynisme, décidera d’intégrer les derniers jours de sa mère dans son spectacle, fier d’avoir fait rire son public mais en même temps fatigué et paumé tel un clown blanc en proie au doute… Et si le sujet prête à la gravité, l’auteur italien choisit de se mettre à nu tout en évitant l’auto-apitoiement, dans une quête rédemptrice avouée à demi-mot.
S’ensuit pour Landi l’heure des tourments et de la culpabilité avec l’intrusion de cet « enfant lumineux » son double ressurgi du passé, qui n’aura de cesser de tancer l’adulte qu’il est devenu, le poussant dans ses retranchements, avec un mélange d’ironie et de bienveillance. C’est bien l’arroseur qui est arrosé… En nous faisant partager ses questionnements existentiels via les dialogues entre ses deux personnages, Gipi nous invite parallèlement à faire un retour sur nous-mêmes, ce qui constituera d’ailleurs les meilleurs moments du récit. Cet enfant pose un regard pur sur l’orgueil et les lâchetés de l’adulte, des renoncements qui sont aussi les nôtres et font le monde tel qu’il est, devenu presque invivable à force d’être compliqué… L’Homme ne serait-il pas finalement le créateur de son propre enfer, cet « OCAS » (Office de complication des affaires simples) évoqué par ce « sale gosse » espiègle et dont nous sommes un peu tous les employés résignés et masochistes ?
Graphiquement, on retrouve le style toujours au bord de l’esquisse de Gipi, avec ce trait frêle et néanmoins expressif dans les visages et les postures. L’auteur alterne les styles pour marquer la rupture entre chaque axe narratif, passant du noir et blanc à la couleur, effaçant parfois le trait derrière ses délicates aquarelles.
En refermant ces Moments extraordinaires sous faux applaudissements, on pourra s’agacer de n’avoir pas tout compris, et paradoxalement c’est bien là que l’ouvrage va révéler toute sa puissance, semant après coup les germes de la réflexion. En nous obligeant à analyser les passages les plus obscurs, Gipi va forcer le lecteur à l’introspection, quitte à faire une seconde lecture, tant il y a de la matière… Car malgré son apparente complexité, ce livre, qui au fond est seulement exigeant, est loin d’être pessimiste. Il ne fait que traiter, avec lucidité et subtilité, de nos solitudes et de l’absurdité de l’existence, de sa fragilité, parle de transmission et de mémoire, et fournit à qui voudra bien les prendre les clés pour entrevoir des portes de sortie aux prisons que l’on se fabrique… De fait, il nous invite à revenir à la simplicité, celle du grand bain primal qui a vu naître l’humanité, notre véritable mémoire collective.
Laurent Proudhon
Moments extraordinaires sous faux applaudissements
Scénario & dessin : Gipi
Editeur : Futuropolis
168 pages – 23 €
Parution : 7 octobre 2020
Moments extraordinaires sous faux applaudissements – Extrait :