Deux albums en 2020 pour Louis Philippe, après un long silence, et voilà les aficionados de la pop anglaise « adulte » la plus raffinée aux anges. Mais les choses sont un peu plus compliquées que ça…
Oui, c’est presque incroyable, nous allons parler pour la seconde fois en moins de 12 mois de Philippe Auclair, plus connu en France (mais tellement peu connu, en fait) sous le pseudonyme de Louis Philippe. Louis Philippe a sorti en effet un second album en 2020 après un premier réalisé en collaboration avec Stuart Moxham, (The Devil Laughs) mais surtout après 13 ans consacrés principalement au football, puisque Philippe Auclair est avant tout au Royaume-Uni l’un des journalistes les plus respectés sur ce « terrain ».
Accompagné par le groupe The Night Mail, il nous offre cette fois avec Thunderclouds un album complet de ce qu’on qualifiera, non sans simplisme, de musique romantique pour adultes, version jazz. Il faut aussi souligner que nos amis Anglais trouvent cette musique très française, alors que pour nous il s’agit d’une sorte de parangon de la Pop anglaise raffinée, dans laquelle on range précieusement des artistes aimés comme The Divine Comedy et Sean O’Hagan.
D’ailleurs l’ouverture de l’album, Living on Borrowed Time, plutôt enlevé avec sa ligne de basse obsédante et son ambiance dramatique, rappelle clairement The Divine Comedy, à son moins baroque quand même. Plus loin, Rio Grande évoque les High Llamas ou The Left Banke, et est peut-être la meilleure chanson du disque, avec sa longue ouverture cuivrée qui aurait pu illustrer un film noir des années 50 ou 60, et sa rupture à mi-parcours en romance bouleversante…
Thunderclouds a été enregistré dans des conditions quasiment « live en studio » avec le groupe, assez loin des habitudes de ce producteur soigneux qu’est Louis Philippe, mais rien ne traduit vraiment ici la moindre urgence, ni bien entendu la moindre approximation. Love is the Only Light est un véritable tour de force musical, un moment de pur bonheur soul, qui convaincra les derniers réfractaires à l’idée que nous avons, entre la France et l’Angleterre un autre grand compositeur pop méconnu…
L’un des reproches que feront certains à cette musique sera probablement sa perfection très classique, qui la place comme sur un nuage d’artificialité par rapport à la « réalité » de notre vie quotidienne. Pourquoi une chanson comme Willow, par exemple, sonne-t-elle comme une sorte de copie de la variété américaine la plus ordinaire, après une introduction qui évoque le folklore slave ? N’est-on pas ici dans le pur « divertissement », dans le simple « plaisir », sans grande conséquence ?
Tout n’est pas si simple : prenons Fall In a Daydream, le single annonciateur de l’album, sorti en octobre. Sa très belle mélodie dissimulant un propos plus dur que prévu : « You watched a tower aflame / You carried on just the same / Your anger passed / Your tears were mostly for show / All you have to give / You choose to sell at a price » (Tu as regardé une tour s’embraser / Tu as continué de la même manière / Ta colère est passée / Tes larmes étaient surtout pour le spectacle / Tout ce que tu as à donner / Tu choisis de le vendre à un bon prix). Oui la chanson parle du désastre de la Grenfell Tower en 2017, qui fit 70 morts, et de notre indifférence qui ressemble de plus en plus à de la compromission.
Cette beauté pop se pose délicatement sur les réalités brutales de l’Angleterre du Brexit, comme sur la tragique conclusion de l’album, When London Burns : « Think of all the lies it took / To set you free again /… / Not that it matters or that you will ever know / To you reality is just what’s put on show / Another game to sell, another crust to earn / Another fiddle to play when London burns. » (Pensez à tous les mensonges qu’il a fallu / Pour vous libérer à nouveau /… / Ce n’est pas que cela compte vraiment ou que vous ne le saurez jamais / Pour vous, la réalité est juste ce qui vous est présenté / Un autre jeu à vendre, une autre croûte à gagner / Un autre violon à jouer alors que Londres brûle ». Cette musique si belle ne ment pas : si les punks célébraient l’embrasement – qui n’eut jamais lieu – d’une ville dont la jeunesse s’emparait, la pop mélancolique de Thunderclouds parle, elle, du désastre social dans une ville abandonnée par les politiciens.
Oui, Thunderclouds est un album à écouter plusieurs fois avant de porter un jugement hâtif, peut-être aussi parce que ses mélodies ne sont pas aussi immédiatement « catchy » que chez un Neil Hannon, mais surtout pour pouvoir percer le vernis de l’élégance, du savoir-faire impeccable de Louis Philippe et de ses musiciens. Et toucher peu à peu à l’émotion qui se dissimule derrière.
Eric Debarnot