Les avis étaient partagés au moment de sa sortie. Sérotonine est pourtant l’un des Houellebecq les plus bouleversants, les plus forts. Ne le manquez pas, maintenant qu’il est disponible en format poche.
Cela fait pas mal de temps qu’on ne lit plus les livres de Michel Houellebecq, qu’on tient pourtant pour l’un des plus grands écrivains français de son temps, à leur sortie, comme on le faisait au début : le déchaînement de commentaires haineux, voire tout simplement ineptes, qui accompagne désormais comme un rituel chaque sortie de l’un de ses livres, produit immanquablement un effet de brouillage, influençant la lecture, brouillant et la parole et la vision de l’écrivain. Bien entendu, nul n’est dupe du fait que Houellebecq – par ailleurs excellent acteur, on le sait, et personnage médiatique soigneusement construit / déconstruit – se nourrisse de ces torrents de haine, de mépris, de ces cris d’outrage. Qu’il les encourage même en insérant systématiquement dans ses romans des scènes « choquantes par principe » (ici, ce sera l’épisode de l’Allemand observateur d’oiseaux et pédophile), et les « pimentant » d’allègres commentaires misogynes ou homophobes. Grâce à ce barnum, qu’il encourage avec cette juste dose d’ironie (de moquerie, plutôt, car chez lui il y a très peu de second degré), Houellebecq vend beaucoup plus de livres que l’ambition et la dureté de ses sujets devraient logiquement lui permettre de faire.
Et puis, mais c’est là un avis purement personnel, « un Houellebecq », ça doit se dire en format poche : c’est fait pour être emporté avec soi partout, pour être lu dans le métro, à la plage, dans la file d’attente d’un spectacle (enfin quand toutes ces activités étaient permises…). Pour être corné, sali, un peu déchiré même, rempli de sable, avec ses coins de pages pliés pour pouvoir retrouver rapidement un paragraphe particulièrement saisissant, un aphorisme plus drôle encore que les autres. Houellebecq, c’est de la littérature de rue, de combat peut-être même. D’où d’ailleurs ce style neutre, que beaucoup de gens confondent avec « pas de style » : ceux qui disent qu’il « écrit mal » négligent bien sûr le fait que le flot de sa parole est irrésistible, qu’il nous entraîne dans une lecture rapide, presque frénétique, comme si nous étions dans un polar américain. Oui, le style de Houellebecq est simple, et on peut prétendre que c’est avant tout parce que le message compte plus pour lui que la forme, qui doit en permettre l’accès facile. Ceci posé, on remarquera dans Sérotonine que Houellebecq évolue, il remplace le point par une virgule, et allonge ses phrases jusqu’à ce qu’elles fassent des paragraphes entiers – suivant fidèlement les méandres de la pensée de l’auteur ou de son protagoniste – sans pour autant nous perdre, ni nous fatiguer…
Sérotonine est peut-être le meilleur Houellebecq depuis le double coup d’essai / coup de maître d’Extension du Domaine de la Lutte / les Particules élémentaires : il est en tout cas le plus proche de notre réalité quotidienne, n’allant pas chercher du sens supplémentaire (ou du non-sens) dans une quelconque projection dans le futur. Du coup, il est aussi le plus émouvant, et le plus éprouvant. Car, même si la description de l’état d’abandon du pays par les politiques et par l’administration constitue une part importante du récit – Sérotonine nous conte, sans pathos et avec une terrible objectivité le dernier combat des agriculteurs réduits au désespoir, et l’impuissance kafkaïenne de tous les organismes en charge de soutenir l’agriculture -, le vrai sujet du livre est tout simplement le… chagrin d’amour.
Ou comment un homme se meurt parce que, par négligence, par bêtise – oui, exactement cette même négligence, cette même bêtise qui nous fait abandonner tout ce qui mériterait d’être défendu, protégé, dans notre vie, notre pays, notre planète – il a perdu l’amour. Et qu’il arrive un moment où il n’y a plus de retour en arrière possible. Les médicaments (les anti-dépresseurs), l’alcool, le tabac, la bouffe entretiennent un temps l’illusion d’un semblant d’existence, mais le temps passant, il devient clair que les armes, quelles qu’elles soient, ne servent rien, sinon à être retournées contre soi-même.
On admirera bien entendu, au sein, de ce lent, de ce terrible naufrage, le soin que Houellebecq met à toujours nous donner les détails techniques nécessaires à la compréhension de quelque sujet que ce soit : certains rient de cette « culture Wikipedia », on y voit plutôt un vrai sérieux d’un écrivain qui ne traite aucun sujet sans le nourrir d’informations, qui préfère la précision descriptive, technique ou scientifique, au « flou artistique ». On se surprendra d’une conclusion inhabituelle chez l’auteur, un dernier paragraphe qui semble suggérer la nécessité d’accorder notre attention aux signes « divins », et donc reconnaître une utilité à la croyance religieuse : est-ce là une direction future possible pour un auteur qui est parvenu avec Sérotonine au fond du fond du désespoir ?
En attendant, Sérotonine est une lecture aussi accablante – un livre à éviter temporairement si on souffre de « spleen » covidien – que riche en réflexions aussi terre-à-terre, drôles que stimulantes : « Les gens n’écoutent jamais les conseils qu’on leur donne, et lorsqu’ils demandent des conseils, c’est tout à fait spécifiquement pour ne pas les suivre, afin de se faire confirmer, par une voie extérieure, qu’ils se sont engagés dans une spirale d’anéantissement et de mort, les conseils qu’on leur donne jouent pour eux exactement le rôle du chœur antique, confirmant au héros qu’il a pris le chemin de la destruction et du chaos. »
Alors n’écoutez pas notre conseil (lire ce livre si vous ne l’avez pas encore lu) et continuez votre chemin vers la destruction et le chaos.
Eric Debarnot