Le réalisateur Hongrois Kornél Mundruczó signe avec Pieces of a Woman un drame psychologique et intimiste porté par l’actrice Vanessa Kirby qui confirme ici tout son potentiel et son talent.
Copyright Benjamin Loeb / NetflixChangement de registre pour Kornél Mundruczó : après White God et La Lune de Jupiter, qui jouaient du paranormal ou de l’anticipation, le réalisateur hongrois s’invite à un drame intimiste et psychologique, permettant au passage à la comédienne Vanessa Kirby, membre active des franchises Fast & Furious et Mission : Impossible, de diversifier sa palette d’interprétation comme elle a pu le faire déjà dans les deux premières saisons de The Crown. Un choix néanmoins motivé par une expérience intime, relayée par sa femme à l’écriture, le couple ayant traversé l’épreuve du deuil périnatal.
(la critique contient des spoils)
Pieces of a woman rejoint par certaines similitudes le récent Madre de Rodrigo Sorogoyen : un portrait de femme confronté au pire, la perte d’un enfant, à la suite d’un prologue suffoquant qui restitue l’événement en temps réel par le recours au plan-séquence. La terrible introduction au téléphone dans Madre fait ici place à un plan unique de 25 minutes sur l’accouchement, tour de force technique qui embarque le spectateur dans une temporalité on ne peut plus anxiogène, et l’immerge dans cet ascenseur émotionnel qui n’aura pas la conclusion espérée.
A ce temps long succède un autre, celui de l’après, étalé sur plusieurs mois ponctués par l’avancement de la construction d’un pont sur lequel travaille le père, tandis que le délitement et l’éboulement sont de mises dans le couple, reprenant dans sa chair la théorie des résonnances sur les grands édifices architecturaux. Le récit, dense et profus, propose ainsi un état des lieux sur tous les fronts pour radiographier l’étendue de l’effondrement : dans le couple, au travail, avec la famille et face à la justice qui tente laborieusement de prendre le relai.
C’est donc un deuil fragmenté qui se construit, et qui montre aussi comment la communauté prend en charge différentes stratégies pour tenter, comme le dit la mère, de relever la tête. Alors qu’on pense deviner dans un premier temps une opposition un peu binaire qui fustigerait l’aveuglement maladroit de l’entourage, qui souhaite une reconstruction passant par les procédures et la judiciarisation, le portrait se fait plus subtil pour évoquer les impasses d’une femme qui se bloque et cherche ses propres voies de traverse, au risque de sombrer. Sur le plan de l’écriture, tout n’est pas toujours aussi subtil que l’incarnation sur le fil de Vanessa Kirby, quelques motifs venant un peu empeser la démonstration (l’adultère, l’alcool, la drogue, la vaisselle dans l’évier…), mais le recours aux ellipses temporelles permet de les équilibrer pour se concentrer davantage sur les étapes que suit le couple dont les parcours divergent inexorablement.
La dynamique est pertinente dans la mesure où elle fait la part belle au gouffre tout en laissant entrevoir, sur ses dernières séquences, des voies de reconstruction, signifiées depuis le début par ce pont qui deviendra, sinon le lieu que traversera l’enfant, au moins celui de ses funérailles. Lors du procès, Mundruczó jusqu’alors assez discret dans sa mise en scène après le plan-séquence inaugural, opte pour d’étranges cadrages qui coupent les visages et se concentrent sur les cous. Une façon, peut-être, de prendre en charge la manière dont Martha a dû passer par un regard désaxé pour entrevoir la situation, qu’elle ne pouvait décemment pas contempler frontalement, se ménageant ces voies de traverse par la symbolique (les pépins de pomme) ou la progressivité (les photos en négatif). Sans totalement renier les maladresses de son entourage, dont elle saura capter quelques élans, Martha parvient à trouver sa voie : en laissant à sa mère un rôle, en laissant à la justice l’émergence de la parole, en autorisant à son couple de mourir ; en contemplant, enfin, avant de le laisser reposer dans les eaux, le corps de celle qui était devenue un fantôme.
Sergent Pepper