Le second tome de la série Nippon Folklore d’Elisa Menini, Nippon Yokai, poursuit la même expérience audacieuse : nous plonger dans le folklore japonais, avec ses histoires de monstres terribles ou facétieux, illustrées à la manière de l’art japonais du XIXè siècle.
Il existait dans les années 60-70 en France une série de livres qui faisaient fureur auprès des enfants (on vous parle ici d’une époque, si vous pouvez l’imaginez, d’avant Harry Potter !), et qui reprenait dans une collection « Contes et Légendes » (des éditions Nathan, une collection créée en 1913 !) les récits fantastiques traditionnels propres au folklore de chaque culture, chaque pays, voire, pour la France, chaque région. Ces ouvrages, aussi divertissants avec leur accumulation de démons, de fantômes, d’esprits, mais surtout de gens ordinaires, souvent entraînés dans des situations horrifiques par leur propre faute, par leurs propres vices, avaient pour double avantage de nous abreuver de récits effrayants (à une époque où le cinéma d’épouvante n’avait pas encore « pignon sur rue ») et de nous inculquer par la bande un certain nombre de principes moraux bien utiles, sans en passer par les habituels discours moralisateurs.
C’est un peu le même sentiment – de merveilleux, d’incrédulité – qui nous saisit, nous entraîne, nous captive à la découverte de dix contes du folklore japonais, impliquant tous des yōkai auxquels vont être confrontés les protagonistes de Nippon Yokai, le second livre de l’illustratrice italienne Elisa Menini, faisant suite à un premier tome déjà remarqué l’année dernière, Nippon Folklore. La démarche graphique est la même, furieusement originale, puisque Menini, s’éloignant des codes contemporains du manga, s’inspire directement de l’art graphique japonais du XIXè siècle (oui, celui des fameuses « estampes japonaises » qui constituaient jadis le nec plus ultra de l’art érotique !).
Le voyage dans lequel nous embarque pour la seconde fois Menini implique donc un double dépaysement, ou même une double étrangeté : d’une part nous sommes confrontés à un imaginaire, un bestiaire fantastique très éloigné de ceux qui nous sont familiers (mille-pattes géant, arbres conspirant ensemble, ogres capables de boire l’eau d’une rivière,…), et d’autre part leur représentation graphique est extrêmement différente de ce à quoi un siècle de bandes dessinées nous a habitué.
On peut donc parier que certains lecteurs auront du mal à « entrer » dans ce beau livre (papier très épais, mise en couleurs originale, reliure avec dos toilé… un bel objet) dans lequel ils peineront à trouver leurs repères… Et ce d’autant que Menini a fait le pari d’intégrer ses dix récits dans une histoire – avec twist final, d’ailleurs… – basée sur un jeu auquel jouaient paraît-il les samouraïs de la période Edo : il s’agissait d’une épreuve terrifiante où chacun devait conter, pendant la nuit, une histoire terrifiante avant d’éteindre une bougie, jusqu’à ce que, à la fin, la pièce soit plongée dans l’obscurité la plus totale. Pour cette partie du livre « enchâssant » les autres, Menini a tenté une approche esthétique, certes très belle, mais pas assez lisible pour que le mécanisme voulu fonctionne parfaitement.
C’est là seulement un petit bémol à la lecture de ce Nippon Yokai aussi surprenant qu’exigeant, et qui vaut de toute manière la peine qu’on s’y investisse.
Eric Debarnot