Retour sur une œuvre marquante de 2020 relatant le parcours de deux femmes de camps opposés, mais que leur lutte individuelle pour exister dans un monde d’hommes va rapprocher, doublé d’un constat sur l’absurdité de la guerre.
Ce roman graphique raconte la débâcle des Nazis dans un Berlin dévasté vers la fin de la Seconde guerre mondiale, avec l’arrivée concomitante des troupes soviétiques dans la capitale allemande. En toile de fond, une histoire d’amitié naissante entre une employée russe du NKVD et une Allemande dont le mari nazi n’a pas reparu depuis l’attaque des alliés. Les habitants de l’immeuble où celle-ci habite, ont été sommés par les Russes d’héberger des soldats. Une histoire inspirée de faits réels.
Evgeniya est une jeune Russe de 19 ans qui a pour mission de retrouver les restes d’Adolf Hitler. Elle va faire la connaissance d’Ingrid, une femme allemande de dix ans son aînée qui tente de survivre dans un Berlin en ruines. L’appartement de cette dernière ayant été éventré, elle est hébergée par ses voisins, contraints par les Russes de loger également leur soldatesque, ainsi qu’Evgeniya, qui vient d’arriver dans la capitale allemande. Celle-ci va remplacer un compatriote en partageant le lit d’Ingrid. De par son jeune âge, Evgeniya n’a pas en mémoire les exactions des Nazis en Russie. Son innocence fait qu’elle cherche à être amicale vis-à-vis de l’Allemande, qui de son côté souffre cruellement de l’absence de son mari, officier de la Waffen SS. Ingrid préfère considérer comme une intruse celle qui accumule des documents et photos sur l’ennemi, sa seule consolation étant de ne plus avoir à subir les assauts sexuels du soldat russe de manière quotidienne… Les deux femmes apprendront à se connaître et Ingrid en viendra à apprécier cette jeune Russe bienveillante dont la fonction d’enquêtrice lui permettra de satisfaire sa curiosité dénuée de préjugés pour un peuple supposé être l’ennemi.
Seules à Berlin a reçu un très bon accueil critique lors de sa sortie l’an dernier, ayant même concouru pour le Grand prix de la critique, entre autres. S’il n’a pas obtenu le prix convoité, il n’en demeure pas moins que ce roman graphique historique est tout à fait digne d’intérêt. D’abord parce que l’angle narratif est inhabituel, nous faisant voir la Seconde guerre mondiale par les yeux d’une Berlinoise et d’une employée russe du NKVD — le grand frère du KGB, équivalent soviétique de la Gestapo à l’époque —, ce qui diffère du coutumier point de vue de l’occidental anti-nazi… Par ailleurs, ce récit donne une vision relativement neutre des événements, en mettant en avant deux personnages féminins que rien ne prédestinait à se rencontrer, l’une et l’autre appartenant au camp opposé, permettant ainsi au lecteur d’adopter une approche empathique dans un contexte de guerre où chacun devait choisir son camp. Parallèlement, on assiste au combat personnel de ces deux femmes, peu importe qu’elles soient du côté des vainqueurs ou des vaincus, pour exister dans un monde très masculin aux limites de la barbarie, ce qui contribuera à les rapprocher.
Au-delà du récit intime, Seules à Berlin est une réflexion sur la guerre, son inhumanité et la terreur qu’elle engendre chez les civils, notamment à travers les bombardements et les conditions de vie insoutenables. Une guerre comporte beaucoup plus de laideurs que d’actes héroïques et aucun camp ne peut réellement se targuer d’être meilleur que celui d’en face. Si le livre sous-entend que le pouvoir nazi était abject, il nous rappelle aussi que la plupart des prisonniers russes ne seront pas libérés par les autorités soviétiques, Staline ayant décidé de les considérer comme des traitres !
Le style reste globalement assez dépouillé, Juncker privilégiant les plans serrés sur des visages anguleux, inquiets ou hystériques, certes l’heure n’est pas à la fête… La couleur est extrêmement rare et se limite pour ainsi dire au rouge, l’auteur recourant le plus souvent à un lavis gris, un peu sale, accentuant l’ambiance de désolation. On peut ne pas apprécier ce dessin assez singulier, malgré tout plus qu’adapté au contexte délétère des événements.
Pour produire ce récit touchant, Nicolas Juncker s’est inspiré des témoignages de ces deux femmes, qui ont réellement existé. Une œuvre pleine d’intelligence par son ambition réconciliatrice malgré l’atrocité des événements, et l’on n’est guère surpris qu’elle trouve son origine dans des écrits féminins. Car la guerre, finalement, c’est toujours plus ou moins une affaire de mecs…
Laurent Proudhon