Tiffany Tavernier nous raconte Thierry, un homme qui ne pense qu’à lui-même et qui pense qu’il peut contrôler le monde et les autres. Et qui est seul. L’ami est un roman beau et violent, incroyablement émouvant par ce qu’il révèle sur cet homme vaniteux, égocentrique et perdu.
Le roi est nu
L’amitié ! La philia des philosophes grecs ! Y-a-t’il quelque chose qui procure un plus grand sentiment de plénitude que de partager ses passions, joies, tristesses même, de simples moments avec son ami ? L’amour, peut-être, cet amour radical qui donne envie de tout sacrifier pour l’être aimé, de tout faire pour elle. Alors quand on trouve l’amitié et l’amour … Il n’y a pas grand-chose à demander de plus. Si, un travail dans lequel on s’épanouit et une maison qu’on où on se sent bien. A ce moment là, on a atteint l’équilibre.
C’est le cas de Thierry, le personnage central et narrateur de L’ami, le dernier roman de Tiffany Tavernier. Il a Guy, avec lequel il passe de si bons moments. Elisabeth, Lisa, sa femme, qu’il adore. Son métier – la maintenance de machines – et sa maison – dans laquelle il a presque tout fait. C’est d’autant plus important pour lui qu’il n’a jamais été très liant, Thierry. À l’exception de son grand-père, Raymond, qu’il voyait quand il était enfant avec qui il parlait d’ailleurs peu, et d’Abdane, un collaborateur malheureusement et tristement décédé, Thierry n’a jamais eu d’amis quand il été jeune. Il ne s’est jamais entendu avec son père, ni son frère, ni même sa mère. Pas beaucoup mieux avec ses belles-sœurs. Quant au travail … il ne se lie guère avec ses collègues même s’il s’éclate avec les … machines.
Mais quand l’ami se révèle être un imposteur – Guy est en fait un tueur-violeur en série –, quand la clé de voute, la poutre angulaire se fracture, évidemment, tout s’écroule. Le monde merveilleux et lumineux, calme et apaisé dans lequel Thierry vivait devient lugubre et chaotique. Un monde de bruit et de fureur. Thierry est seul, maintenant. Thierry est nu.
Vêtu de son égocentrisme
Pas si nu, en réalité. Thierry est somptueusement et richement vêtu de son égotisme. Ce n’est peut-être pas si évident pour lui, centré qu’il est sur sa propre personne, mais c’est ce que Tiffany Tavernier rend admirablement. Qu’il soit le narrateur aide : le lecteur voit tout à travers ses yeux, nécessairement. Mais Thierry ramène tout à lui. Pourquoi m’a-t-il fait ça ? Pourquoi ma femme ne comprend-elle pas que je l’aime ? Pourquoi mes collègues ne comprennent-ils pas que je fais mon travail du mieux possible ? Moi. Moi. Moi. Une victime, lui aussi. Il faut dire qu’il est bien aidé par les gens autour de lui, collègues, parents des victimes, presse, tous lui demandent comment il a pu être l’ami de ce monstre. Comme a-t-il pu leur faire cela ?
Évidemment, cet égocentrisme agace. Beaucoup. Comment Thierry peut-il mettre son désespoir d’avoir été trahi par un ami sur le même plan que le désespoir des familles ? Comment peut-il penser que son amour – tellement étouffant et exclusif – est suffisant pour aider sa femme à supporter tout ce qui arrive ? Thierry est tout seul avec lui-même, son amitié et son amour et ses machines. Et les souvenirs de son grand-père. Il n’est pas avec les autres.
Un personnage d’une cohérence remarquable
Avec un style simple et sophistiqué à la fois, un style qui coule et qui ne détourne jamais de la lecture, Tiffany Tavernier nous raconte Thierry. Elle prend l’excuse d’une histoire de tueur en série pour nous parler de cet homme. Et réussit à en faire un personnage incroyablement cohérent, au-delà de ses errances et de ses fausses certitudes – il ne doute pas beaucoup, Thierry.
L’ami est le superbe portrait d’un homme, assez normal, qui est révélé à lui-même par le malheur qui frappe les autres. Un homme qui n’a pas échappé à sa mère, à son grand-père. Qui a grandi en ayant la vanité de penser qu’il pouvait contrôler le monde autour de lui et les gens qui y habitent alors que le monde et les gens vivaient leur vie – ou avaient envie de le faire – sans lui demander quoi que ce soit. Il n’était même pas le roi dans ce royaume qu’il pensait s’être construit. Et s’il s’en rend compte, s’il comprend, c’est à la fin. Entraîné vers la lumière par des gens qui étaient aussi paumés que lui. Mais cette lumière qu’on croit voir à la fin du tunnel a un tel prix … pour lui et pour nous. Quelle douleur. Quelle souffrance. La violence du roman effraie et attire en même temps. Émeut, au-delà du raisonnable.
Alain Marciano