Les jeunes cinéphiles semblent avoir un peu oublié aujourd’hui l’impact qu’eut un auteur-réalisateur comme David Cronenberg sur son époque, et c’est l’un des nombreux plaisirs qu’on tire de la lecture de la Transgression selon David Cronenberg que de pouvoir se replonger à nouveau dans une œuvre capable comme aucune autre au cinéma d’explorer des zones inconnues de notre inconscient.
David Cronenberg a été sans aucun doute l’un des cinéastes, non, l’un des artistes les plus influents de sa génération : ses films ont marqué au fer rouge l’imaginaire du public, qui les jugeait généralement insoutenables. On entendait régulièrement de longs gémissements s’élever dans les salles de cinéma, lorsque Cronenberg demandait par exemple à ses spectateurs d’accepter la vision d’instruments d’obstétriques pour utérus trifides (Dead Ringers), de la chute des ongles et des oreilles d’un corps en mutation (The Fly), ou de la traite (la masturbation) de créatures extraterrestres pour recueillir leur précieux fluide apprécié comme drogue (The Naked Lunch). Sans images gore, sans effets de mise en scène, Cronenberg touchait aux limites du supportable : dans sa réflexion sur les mutations du corps, du cerveau, et dans son rejet de plus en plus extrême de toute morale, voire de toute psychologie, il bousculait ce qui était – et redevient d’ailleurs de plus en plus – commodément admissible sur un écran, et nous forçait à affronter nos pires craintes ou nos fantasmes les plus honteux.
Bien entendu, cette approche quasi iconoclaste – même si Cronenberg n’a jamais été, paradoxalement, un cinéaste provocateur – lui valut une avalanche d’analyses, et donc articles et ouvrages érudits se sont multipliés, tentant, non sans d’ailleurs quelque difficulté, de faire le point sur la « pensée cronenbergienne » (on se souvient par exemple du formidable Entretiens avec David Cronenberg de Serge Grünberg). Et puis le temps a passé, Cronenberg a effectué un étonnant virage à partir de History of Violence vers un cinéma plus mainstream, même si bon nombre de ses thématiques ont continué à survivre, comme une sorte de bruit de fond inquiétant, derrière des scénarios plus convenus. On pourrait presque dire qu’il a été oublié, et il est plus beaucoup fréquent d’entendre les jeunes cinéphiles d’aujourd’hui célébrer des cinéastes qui lui furent contemporains comme De Palma ou comme Carpenter que Cronenberg. La publication de La Transgression selon Cronenberg, remarquable essai de Fabien Demangeot, enseignant et journaliste, arrive à point nommé pour nous rappeler et l’importance de ce réalisateur littéralement génial, ainsi que l’impact qu’il eut sur nous qui eûmes la chance de découvrir ses œuvres, une par une, à leur sortie en salle (et qui oublierait le scandale que provoqua la célébration à Cannes de son incroyable Crash ?).
Il n’est pas certain que Demangeot apporte quoi que ce soit que nous n’ayons « jamais lu » à propos de Cronenberg, mais son ouvrage a l’immense mérite de faire un point exhaustif sur les différentes analyses, en structurant les thématiques cronenbergiennes autour de 3 pôles : transgressions corporelles, transgressions sexuelles et transgressions psychiques (… même si la frontière n’est jamais aussi nette que ça entre ces trois différents domaines !). Il présente aussi l’intérêt d’intégrer les œuvres récentes du réalisateur, par la force des choses absentes des analyses des années 90-2000 : il est particulièrement passionnant de retrouver dans Cosmopolis ou dans Maps to the Stars des échos souterrains de la pensée de Cronenberg, et de réaliser que, oui, il y a bel et bien une continuité indéniable dans son œuvre.
S’il est néanmoins un aspect surprenant, décevant peut-être, dans La Transgression selon David Cronenberg, c’est l’absence d’une approche plus « cinématographique » du sujet : nulle prise en compte par Demangeot de l’art de la mise en scène chez Cronenberg – pourtant régulièrement saisissant, en particulier en ce qui concerne sa fameuse approche de « film-cerveau » brouillant la perception du spectateur, ainsi que son talent pour déshumaniser – refroidir ? – les situations qu’il décrit. On aurait aussi apprécié une réflexion sur l’étonnant choix (et donc la direction) des plus grands acteurs cronenbergiens – James Woods, Jeremy Irons, Peter Weller… – étonnants doubles physiques de l’auteur.
Ce sera peut-être pour un prochain ouvrage, que l’on espère aussi passionnant – et troublant bien entendu – que celui-ci ?
Eric Debarnot