Centrées sur les rapports difficiles entre la population aborigène et les « blancs », les deux premières saisons de la série Mystery Road sont de belles plongées dans la réalité de la société australienne, mais d’assez piètres polars.
Des films à la série TV…
2013 : Mystery Road, thriller australien d’Ivan Sen, sort sur les écrans, sans déclencher un grand enthousiasme, en tous cas chez nous : on louera en général son atmosphère (une visite façon western de l’Australie profonde), sa mise en scène… et déplorera souvent une intrigue policière mal ficelée. La même fine équipe – et en particulier l’acteur Aaron Pedersen – réitère avec une seconde enquête du détective d’origine aborigène Jay Swan dans Goldstone (2016), peut-être encore moins remarqué, même si généralement considéré comme supérieur. Mais l’Australie ne lâche pas comme ça un « local hero », quand elle en tient un, et voilà notre Jay Swan recyclé en 2018 dans une série dont deux saisons sont sorties à date, aventure télévisuelle dont Ivan Sen ne fait d’ailleurs pas partie.
A priori fidèle aux principes des films originaux, Mystery Road est avant tout une série TV « d’atmosphère », lente et pesante, misant sur la beauté de ses images et sur une certaine vérité sociale. On a affaire à des enquêtes policières assez conventionnelles, la première autour de la disparition de deux jeunes gens au milieu de nulle part, la seconde sur un traffic intensif de drogue, importée dans une petite ville de la côte, menées par le classique couple de policiers mal assortis (l’enquêteur aborigène, taiseux et antipathique, et la flic locale) mais qui vont – soupir ! – apprendre à se connaître et à s’apprécier (un peu).
En l’absence de ressorts bien huilés de thrillers « palpitants » comme nous en offre le tout-venant de la série actuelle, ce qui intéressera le téléspectateur ici, c’est la peinture d’un univers verrouillé par des décennies (des siècles ?) de haine et d’incompréhension mutuelle entre aborigènes et colons blancs : un monde littéralement perdu, tant socialement et psychologiquement que géographiquement : on est dans le Nord-Ouest de l’Australie, d’abord dans un désert quasi archétypal, magnifique et infernal, traversé à vive allure par de véritables trains sur roues, où l’eau est le bien le plus précieux, et ensuite dans une petite ville côtière au sable orange sublime qui ne semble pourtant attirer aucun tourisme.
Misère matérielle et intellectuelle + Omerta…
Dans chaque saison, même si le cadre change, il ne semble y avoir aucune véritable communauté qui puisse se structurer autour d’une véritable culture : d’un côté, soit les traditions aborigènes ont été laminées par les « Blancs », soit elles sont défendues par des patriarches archaïques et moralement corrompus, servant fondamentalement plutôt de repoussoir à une jeunesse désœuvrée et sans avenir ; de l’autre, juste une misère matérielle et intellectuelle intense, d’où l’on ne s’évade qu’à peine face à la télé ou en prenant des drogues récréatives. Pas d’amour, mais des viols. Pas d’amis, mais des complices. Pas de famille, mais des individus solitaires minés par les frustrations, les regrets et les remords. Partout, pour bien sceller le couvercle de cette marmite infernale, une sorte d’omerta asphyxiante, couvrant autant le passé lointain que les délits en cours.
Et c’est peut-être là que se niche le véritable talon d’Achille de ces histoires que l’on suit avec un intérêt quand même modéré : dans les deux saisons, il est clair que la vérité est connue d’au moins une personne, qui refuse absolument de parler aux policiers. Si ce mutisme est parfaitement crédible psychologiquement et socialement, on a du mal à croire au fait que le fameux détective au look de cowboy solitaire l’accepte sans sourciller, sans aucune réelle tentative d’enquêter de manière systématique, sérieuse, ni de mettre une véritable pression sur les suspects ou les témoins pour savoir, ne serait-ce que pour empêcher les drames qui couvent… Bref, cette léthargie générale, bien filmée, bien mise en scène, donc parfaitement retranscrite, semble aussi empêcher notre fameux héros pourtant assez « bad ass » de faire le minimum attendu de lui dans son boulot… ce qui est quand même un sérieux problème, on en conviendra !
Regarder en face le passé ?
On pourra aussi regretter que la question véritablement fondamentale derrière les deux récits, celle du génocide aborigène, soit traitée aussi légèrement, voire frileusement : la conclusion des huit premiers épisodes solde le conflit dans un arrangement – perçu comme « généreux » – de la part de la policière rongée (elle au moins…) par la culpabilité par rapport aux actes de ses ancêtres. Dans la seconde saison, Mystery Road condamne au contraire sans ambigüité les derniers défenseurs de la culture abo, et les montre unilatéralement comme des réactionnaires nuisibles, voire dangereux. Tout cela n’est pas faux, mais montre surtout combien l’Australie n’est pas prête – de la même manière que les USA – à regarder en face son passé.
Judy Davis, dans la première saison, a toujours une superbe présence à l’écran, mais n’a pas grand-chose à faire ; la réapparition surprenante et bienvenue de Sofia Helin, qui fut une inoubliable Saga dans Bron / Broen, dans la seconde saison, fait rapidement long feu tant son personnage est faible. Pire, il n’y a absolument rien à dire sur le jeu de Aaron Pedersen, dont le minimalisme « minéral » confine rapidement à la caricature (il est souvent difficile de ne pas rire devant son absence systématique d’interactions, quand même assez gênante quand on est sensé enquêter !). Sans le soutien d’une interprétation particulièrement notable, Mystery Road plafonne assez vite : si cette série originale se regarde sans déplaisir, elle s’oubliera aussi très vite.
Eric Debarnot