Très cinématographique dans sa construction et son approche graphique, Dans le taxi évoque autant Kiarostami que Fellini de par la manière dont Rami revient sur sa propre existence et l’enchâsse dans la mémoire d’une ville.
Les cinéphiles se souviennent qu’Abbas Kiarostami (avec Ten) et Jafar Panahi (avec Taxi Téhéran) ont traité de manière saisissante le « rôle » du taxi – ou au moins du partage de la voiture – dans les sociétés moyenne-orientales comme approche de la réalité sociale, politique, et même psychanalytique. Dans le taxi, dans la voiture, on parle, on partage, on argumente, on se dispute, on s’aime, on rêve… Dans le taxi, dans la voiture, toutes les franges de la société peuvent brièvement se rencontrer et interagir, dans un espace intime où la brièveté du voyage fait qu’on se permet tout, ou presque… Bien sûr, c’est le fait que les courses soient partagées et communes qui permet ce mélange, cette richesse, loin de la solitude vaguement nauséeuse de la course de taxi individuelle occidentale…
Dans le taxi, la nouvelle œuvre de Barrack Rima qui s’était déjà fait remarquer avec les deux tomes de son Beyrouth, s’inscrit dans la lignée de ces œuvres cinématographiques majeures, et, malgré sa brièveté (une centaine de pages seulement, qui donnent le sentiment de seulement contempler la « pointe de l’iceberg » d’une vie, d’une société…) parcourt toute une vie, en mêlant souvenirs personnels de l’auteur, histoire collective et fantasmes sensuels. Tripoli, la ville triple du Liban – qui n’a rien à voir avec la capitale libyenne – nous est présentée par Rima comme un endroit particulièrement vivant du pays, son épicentre culturel, social et politique (des émeutes y ont d’ailleurs lieu en ce moment pour protester contre l’incurie du gouvernement !), et offre un contexte richissime au travail de mémoire de l’auteur exilé en Europe.
Grâce à une composition majestueuse de pages, qui soit accumulent avec habileté une multitude d’informations sur Tripoli, soit revisitent ce qui reste d’important d’une existence, Rima nous offre une œuvre d’une folle ambition (il nous est venu un instant à l’esprit le terme de « fellinien » en plongeant avec délice dans ce délire parfois cacophonique de voix, de sons, d’images) qui peint à la fois les tourments d’une âme d’artiste et la formidable vitalité d’un peuple.
Oui, le seul défaut de ce Dans le taxi, c’est d’être bien trop court.
Eric Debarnot