On attendait depuis 2008 une adaptation cinématographique du chef d’œuvre de la littérature contemporaine qu’est le Tigre Blanc : la déception est – sans doute inévitablement – au rendez-vous, mais le film de Ramin Bahrani reste tout-à-fait digne d’intérêt.
2008 : un livre fait grand bruit dans le monde littéraire anglo-saxon, et récolte le fameux Booker Prize cette année-là. White Tiger (le Tigre Blanc) de Aravind Adiga est en effet un ouvrage renversant, stupéfiant, qui nous fait découvrir pour la première fois et sans faux-semblants la cruauté insensée de la société indienne, enserrée dans une inégalité sociale fondamentale (le système des castes, la perpétuation de leur asservissement par les « esclaves » eux-mêmes…). Très loin de l’imposture morale et politique d’œuvres comme Slumdog Millionaire, Adiga s’impose d’évidence comme un…nouveau Charles Dickens, l’écrivain auquel il est le plus logique de le comparer. On se disait alors que le cinéma allait forcément s’emparer d’une telle merveille, à côté de la quelle il semblait impossible de passer…
2021 : treize ans se sont quand même écoulés avant que l’histoire terrible de Balram devienne un film, et il a même fallu que cela soit la (peu regardante…) plateforme Netflix qui s’y colle ! Et ce n’est pas un réalisateur indien à qui la réalisation de ce brûlot a été confié (l’histoire est-elle trop impitoyable vis-à-vis de la société indienne ?), mais à Ramin Bahrani, producteur et réalisateur américain d’origine iranienne, ex-wonder boy – il y a plusieurs années de cela ! – et véritable auteur particulièrement attiré par les sujets sociaux et politiques : on se souvient surtout de lui en France pour son étonnant 99 Homes sur les pratiques immobilières spéculatives.
Bien entendu, et c’est sans doute inévitable quand on adapte un chef d’œuvre littéraire, le Tigre Blanc ne retranscrit à l’écran qu’un faible pourcentage de l’énergie et de l’humour du livre, et s’enlise même assez rapidement dans le piège classique de la voix off : car Bahrani n’a pas réussi à résoudre le problème classique de la transcription en image d’un récit complexe – trop sans doute pour les courtes deux heures de la durée du film – et surtout portée avant tout par la narration inventive du personnage principal. Le roman prend en effet la forme d’une lettre adressée par le protagoniste à un ministre chinois visitant l’Inde, et visant à lui décrire la société indienne à travers sa propre expérience édifiante : on ne peut s’empêcher de se dire que Bahrani aurait dû abandonner cette forme « épistolaire » et réécrire un scénario vraiment cinématographique, qui aurait permis une mise en scène plus personnelle, et plus impliquante pour le spectateur.
Heureusement, la partie centrale du film, qui raconte le basculement de Balram dans la réalisation de sa condition de « servant », sa prise de conscience, et ses choix radicaux pour sortir de cette condition, à la faveur d’un incident tragique, est formidable. On y retrouve cet art de la tension et de l’émotion dont les films précédents de Bahrani témoignaient, et on se prend à espérer le chef d’œuvre après un démarrage difficile.
Las ! Alors que la fin du livre, en refusant tous les codes admis de la fiction littéraire comme de la « morale », revêtait une force peu commune, Bahrani échoue à transmettre la même exaltation perverse, et, en l’absence de scènes fortes – dans le livre, ce sont les mots de Balram qui nous marquent -, clôt son Tigre Blanc dans un sentiment de flou et d’insatisfaction.
Si le film ne peut quand même pas être considéré comme un échec, c’est qu’il bénéficie aussi d’un casting impeccable : Adarsh Gourav, dont c’est le premier long-métrage « de cinéma », est une véritable révélation à l’écran, conjuguant un charisme évident – Adarsh est musicien – et une identification complète avec les attitudes de ses victimes sociétales (comparées ici à des volailles attendant sagement dans le poulailler le moment de leur exécution) ; face à lui, l’acteur aguerri qu’est Rajkummar Rao compose un personnage essentiel à la fiction, celui du « riche » qui semble ouvert aux changements, mais échoue à se débarrasser de ses propres préjugés de classe ; enfin, Priyanka Chopra, ex Miss India et Miss Monde, personnalité établie aux USA (et pas forcément très populaire en Inde du fait de son « américanisation ») interprète un personnage ambigu à laquelle il lui est sans doute facile de s’identifier, qui a choisi de quitter un pays dont elle ne partage plus les valeurs et les principes.
Si l’on ajoute des images parfois saisissantes de l’Inde, et un indéniable savoir faire de la réalisation, le Tigre Blanc peut être qualifié de « bon film » : ce n’est simplement pas l’adaptation qu’aurait mérité l’œuvre exceptionnelle de Aravind Adiga. La prochaine version, peut-être ?
Eric Debarnot