Avec cet ultime opus, Bertrand Gatignol et feu Hubert Boulard terminent en beauté leur prodigieuse saga de dark-fantasy, tout en décochant une flèche cinglante au modèle patriarcal autoritaire.
Première-née sera donc l’ultime volet de cet incroyable quadriptyque (certes, le terme est moins agréable à l’oreille que « triptyque »), dont Hubert aura eu juste le temps de terminer le scénario avant de nous quitter début 2020. On sentait bien que cette série se bonifiait au fil des tomes. Avec le final grandiose que les auteurs nous livrent ici, on peut affirmer sans sourciller que Les Ogres-Dieux accèdent au panthéon des meilleures séries BD de tous les temps, en tous cas de la collection Métamorphose de l’éditeur Soleil.
Contrairement aux trois volumes précédents — qui se lisent chacun, faut-il le rappeler, comme une histoire individuelle —, le personnage principal est une femme, Bragante, « première-née des enfants géants du Fondateur de la lignée royale ». Cloîtrée dans une tour du château, lasse du poids des ans et des ambitions insatisfaites, Bragante sent sa fin approcher. C’est à travers la fenêtre de la tour qu’elle va raconter son histoire à l’une de ses petites-filles, Elmire, à la taille démesurée. Car chez les Ogres, les enfants naissent plus grands que la génération précédente, provoquant souvent la mort de leur mère lors de l’accouchement. Son histoire, donc, est celle d’une femme, qui toute sa vie aura lutté face à un pouvoir masculin qui privilégiait la force physique et méprisait la réflexion et l’érudition. Son père, le roi-fondateur, ne voulait engendrer que des mâles pour mieux mener ses conquêtes et soumettre le monde à sa tyrannie, considérant les femmes comme des matrices juste bonnes à procréer. De fait, celles-ci seront recluses dans le gynécée, compensant leur asservissement par l’instruction, grâce à la bibliothèque constituée par Bragante, passionnée par les livres. Mais son père, qui voit cette initiative d’un mauvais œil, la considérant comme une menace envers son autorité, cherchera à la détruire.
Par son dessin qui trouve avec le noir un vrai style graphique, évoquant tout en les revisitant, avec une approche gothique, les gravures médiévales, Bertrand Gatignol a su parfaitement représenter la puissance terrifiante et la violence aveugle de ces géants, en particulier des mâles, capables de broyer un humain à la force de leur main, selon leurs caprices. Il est parvenu à transférer en images la tension permanente qui irrigue le récit et scotche le lecteur. Parmi les passages les plus saisissants demeure cette scène où le jeune roi Korsabaal, fraîchement couronné, reçoit Bragante sa sœur aînée, bien plus petite en taille, entouré de ses frères aux faciès rendus difformes par la consanguinité, une scène qui rappelle certains tableaux de Velasquez représentant les infants d’Espagne, ou par extension La Nef des fous, de Bosch, car de folie il est bien question dans cette histoire.
Le formidable talent de conteur de Hubert rend cette histoire captivante, encore plus peut-être que les précédents volets de la série, dont le thème récurrent est celui de la filiation et de la transmission. Mais dans Première-née, fable métaphorique du monde des Hommes — même s’ils ne sont ici que des figures secondaires dans une société dominée par les Ogres —, l’auteur aborde également le thème de la place des femmes dans un contexte patriarcal, et de leur combat pour s’affranchir de leur servitude. Le fait que les protagonistes soient ces géants au regard empreint de rage violente, les mâles en particulier, rend la chose encore plus terrifiante, car dans les alcôves de ce château aux dimensions vertigineuses se pratiquent des mœurs peu avouables : viol, inceste et maltraitance. Ce conte gothique dans lequel Hubert semble avoir placé tous les thèmes qui lui étaient chers, n’est rien d’autre qu’une allégorie des soubresauts de notre monde contemporain, où se joue la lutte entre deux courants opposés, la tradition réactionnaire et l’obscurantisme d’un côté, les valeurs de progrès et de culture de l’autre. Le ton du récit est grave, suggérant que la démocratie et la liberté restent toujours fragiles face à la bêtise aveugle et la tyrannie, mais de façon presque prémonitoire, l’histoire, qui se clôt sur la mort de l’érudite Bragante, double féminin de Hubert, nous laisse avec une note d’espoir apaisante.
A la façon de Peau d’homme, Hubert nous sert ici un formidable plaidoyer féministe pour la liberté et la connaissance, indissociables l’une de l’autre. Car au fond, le combat de Bragante est le même que celui de Bianca, quand bien même l’approche est plus joyeuse et plus légère dans le récit co-signé avec Zanzim. Avec « Première-née », on est davantage dans une tournure shakespearienne où les destinées se construisent dans les larmes et le sang. Dans les deux cas, c’est un superbe héritage — et un testament précieux, peu importe qu’il ait été conçu ou non dans cet esprit — que nous laisse cet auteur, un héritage qui ne fait que rendre son absence encore plus douloureuse.
Laurent Proudhon