Roman graphique d’une complexité et d’une intelligence exceptionnelles, l’Accident de chasse a reçu de nombreux prix, et représente ce qui se fait de mieux dans le genre. Il exigera toutefois que le lecteur soit d’abord persévérant pour pouvoir en réaliser la profonde beauté.
L’obtention du Fauve d’or à Angoulême a généralement comme principal avantage d’attirer l’attention du grand public (… enfin, du public !) sur une œuvre qui ne rencontrerait peut-être pas, sinon, le succès qu’elle mérite… Et comme principal inconvénient le fait d’engendrer un niveau d’attente parfois disproportionné par rapport à ce que le lauréat est capable d’offrir.
Ces pensées nous trottaient dans la tête durant une bonne partie de la lecture des cent cinquante premières pages de l’Accident de chasse. Peut-être, à cause d’une certaine similarité dans l’ambition graphique de Landis Blair avec le travail étonnant d’Emil Ferris pour Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, espérions-nous retrouver aussi le même niveau d’émotion dans le récit de David L. Carlson. Peut-être avions-nous aussi du mal avec les causes de cette cécité du personnage de Matt Rizzo, victime d’un accident de chasse ou non ? Sans doute pataugions-nous un peu au milieu d’un récit compliqué, qui ne nous paraissait pas toujours maîtrisé : entre les différents sujets traités (la paternité, le mensonge, l’art comme salut, etc.) et les différents niveaux de récit (deux temporalités, le contexte du meurtre atroce commis par Loeb et Leopold, l’exploration de l’Enfer de Dante, etc.), est-ce que Carlson n’embrassait pas plus qu’il n’était capable d’étreindre ? Et puis, ces doubles plages blanches couvertes de caractères Braille et reprenant de larges extraits de « l’œuvre littéraire » de Matt Rizzo – loin d’être géniale – nous paraissaient presque… prétentieuses, du coup… En plus, la difficulté que rencontre Blair dans la représentation de visages différents, la raideur des mouvements de ses personnages, tout cela paraissait concourir à une sorte de stérilité pesante du récit…
Mais bien sûr, nous avions tort, et, une fois parvenus au milieu de cet volumineux ouvrage de 472 pages – à l’inhabituel format carré -, les choses se « mettent en place », et commencent à faire sens. La relation entre Rizzo et Leopold, qui partagent une même cellule, l’éducation progressive de Rizzo par « le monstre » Leopold, la lente maturation du goût pour la poésie chez un jeune homme de peu d’éducation, le retour du goût de vivre chez un homme que la cécité avait plongé dans un abime de désespoir, tous ces éléments se cristallisent peu à peu en une ode à la vie, à la littérature, à l’art. Qui, à chaque page tournée, enfle, nous emporte, acquiert une sorte de sombre splendeur. La lumière, tant attendue après de si nombreuses pages noircies à l’extrême par la plume virtuose de Blair, surgit : un incendie d’abord, un geste enfin perfectionné qui permet à Matt de rendre sa noblesse à l’omerta mafieuse en endossant les fautes d’un autre, l’aveu d’un autre « accident de chasse », puis le retour à la vie, à ces pages aux contours blancs. La transmission peut avoir lieu, le fils est sauvé. La guerre déferle sur le monde, mais quelque part, le principal est sauf.
On termine la lecture de l’Accident de chasse avec des larmes plein les yeux, on découvre que tout ça était une histoire vraie, on admire Carlson et Blair pour l’avoir transmise ainsi, cette histoire, en la trahissant et en la traduisant de si ambitieuse manière.
On remercie le jury du Festival d’Angoulême de son courage – l’Accident de chasse n’est pas un livre « évident » -, et on vous conseille, bien entendu, de le lire. De vous accrocher comme nous, si vous avez un peu de mal au début. Lire L’Enfer de Dante n’est pas non plus une sinécure. Car l’une des nombreuses magnifiques leçons de l’Accident de chasse, c’est que la beauté, c’est du travail. Ça se mérite !
Eric Debarnot