La fin tant attendue de l’œuvre dantesque de Matt Kindt est à la fois satisfaisante – avec son lot de révélations – et frustrante – car comment conclure un tel récit ? En offrant la perspective d’un monde meilleur ?
Si l’on se doutait bien qu’une certaine déception serait de mise quand on en arriverait à la conclusion de l’incroyable récit de SF / espionnage / « mindfuck » inventé par Matt Kindt, on ne pouvait pas s’empêcher d’espérer une conclusion parfaite, qui aille placer Mind Mgmt au pinacle des grandes œuvres conceptuelles de la décennie. Pour cela, il fallait passer sur la tendance de Kindt à nous laisser pas mal dans le flou quand il s’agissait de décrire certains aspects de son univers, un flou qui pouvait déjà s’avérer gênant (en tous cas pour ceux qui aiment leurs histoires d’espionnage parfaitement élaborées…) dans le deuxième tome, par exemple dans cette histoire assez confuse de « refuges » pour les agents.
Ce troisième et dernier volume s’avère de fait formidable, avec un affrontement final entre les deux factions – l’équipe de l’Effaceur qui veut recréer un nouveau Mind Mgmt, et face à eux, les « rogue agents » regroupés autour de l’ambigu Henry Lyme et la paradoxale Meru, aux pouvoirs supérieurs mais finalement inutilisés – en forme de déchaînement assez absurde de violence radicale, et un dernier chapitre proposant les bases d’un monde meilleur (?) où les agents du Mind Mgmt ne seraient plus d’affreux psychopathes, mais des gens équilibrés réellement préoccupés par leur propre humanité.
Mais il est aussi largement frustrant, parce que, même si Kindt s’efforce de recoller pas mal de pièces de son puzzle narratif et nous rattrape aux branches grâce à des résumés réguliers de l’histoire, on n’échappe quand même pas complètement à des moments de grand n’importe quoi : on a eu quant à nous du mal face à l’apparition des « gentils petits animaux » qui viennent donner in extremis un coup de main à nos héros, ou à la scène très psychédélique de la destruction de la pyramide inversée… mais c’est quand même l’histoire bien surréaliste, justement, mais au mauvais sens du terme, du film « Triple Indemnity » de Salvador Dali qui nous a fait vraiment décrocher un temps !
Ce sont là néanmoins de petits défauts par rapport au souffle puissant emporte le lecteur au fil d’épisodes couvrant pas mal de champs possibles de la fiction : du gros délire symbolique avec le récit du « premier immortel » à l’action frénétique lorsque l’équipe de Meru attaque le repaire de l’Effaceur, en passant par de beaux moments d’émotion et de trouble existentiel, puisque nos agents souffrent de vivre dans un univers instable auquel ils contribuent grandement par leurs actes et leurs pouvoirs, la lecture de ce troisième volume de Mind Mgmt s’apparente à un tour de montagnes russes à pleine vitesse. Et bien entendu, Kindt boucle son vrai / faux méta-récit jouant sur différents niveaux de fiction en nous rappelant que nous avons forcément été nous-mêmes, lecteurs faussement innocents, entraînés dans cette histoire par ce fameux « manuel d’opérations » dont nous avons lu religieusement les instructions inscrites sur chaque page.
La dernière case conclut cette extraordinaire aventure sur un cliché qui rappelle le tout-venant du cinéma hollywoodien (la possibilité d’une suite ?), mais on préférera la lire comme une relativisation de l’optimisme un peu forcé des dernières pages suggérant la possibilité d’un monde meilleur.
Eric Debarnot