Avec sa nonchalance habituelle, sa grâce aussi, Mathieu Boogaerts occupe toujours cette place singulière dans la chanson française, chaînon manquant possible entre Georges Moustaki et Albin De La Simone. Avec En Anglais, son huitième album, il semble paraphraser Montesquieu et ses Lettres Persanes en se mettant dans la peau d’un anglais qui jette un regard tendrement ironique sur sa nouvelle terre d’adoption.
Il n’y a rien de plus irritant que la singularité forcée, ce trait de caractère artificiellement majoré. Cette étrangeté mille fois scrutée dans le miroir, cette pose cent fois apprêtée dans le regard de l’autre. Et puis, il y a ces esprits de dérive, ces doux dingues qui ne se disent pas, ces déjantés qui se cachent derrière un Monsieur tout le monde, ces silhouettes au conformisme confondant pour ceux qui ne savent pas voir. L’étrangeté vraie a toujours un peu à voir avec l’ennui, l’anecdotique, le quotidien et le banal. Ce n’est rien de plus que cela que nous raconte l’autre fou chantant de la chanson française depuis 1996, date de sortie de Super, premier album de Mathieu Boogaerts.
Alors qu’il entre dans le club des cinquantenaires, Mathieu Boogaerts n’a rien perdu de cette folie douce qui fait la sève palpitante de sa musique. C’est dans la langue de Shakespeare qu’il s’exprime, langue qu’il semble s’amuser à « massacrer » à grands coups d’accent français à couper au couteau. Contrairement à Gainsbourg par exemple qui fantasmait l’Angleterre du Swinging London, Boogaerts, lui, jette un regard distancié sur une pas si perfide Albion en pleine crise post-brexit sauf qu’il choisit de le raconter par le prisme du tout petit et du quotidien. Et de jouer avec les espaces-temps, et de jouer avec les temporalités. Le temps d’un même morceau, il peut convoquer de vieilles ritournelles des années 30, de vieux relents des années 40, des airs à la Noel Coward, une Angleterre besogneuse à la manière de celle que l’on retrouve dans les premiers films de David Lean, première période, Heureux Mortels (Happy Breed) en tête. Et Boogaerts de faire se rencontrer des mélodies désaccordées entre Mento et Reggae.
Ne vous attendez pas à trouver ici une Angleterre brumeuse, des ruelles victoriennes, un fog tenace. Mathieu Boogaerts chante le métissage. Pour autant, il n’y a jamais de béatitude un peu béta dans la musique de Boogaerts, au contraire, derrière la dimension lunaire et douce, se planque insidieusement une tristesse pudique qui ne s’affirme point. On s’attardera longtemps par exemple sur Guy Of Steel et cette complainte comme une manière de se réconforter, comme une méthode Coué qui ne parvient pas à ses fins. Ne venez pas chercher dans En Anglais de précieux arrangements, la musique n’a jamais été un geste d’esbrouffe pour Mathieu Boogaerts. Ce qui compte c’est de rester à l’os, d’où cette impression de minimalisme qui accompagne souvent l’écoute des disques de Boogaerts au point, parfois, de nous faire oublier en chemin la profondeur qui se terre dans l’ombre de la voix du français.
L’Angleterre de Mathieu Boogaerts, c’est un peu comme une suite de miniatures, de cartes postales vaguement compassées, de jeux de bricolos un peu fous, de dérives à la Michel Gondry. La musique de Mathieu Boogaerts n’est qu’une suite d’additions, un peu de ce que le label Saravah concoctait, un peu de Moustaki, un peu des Magnetic Fields, un peu de la science des grands anciens, un peu du Blues Du Delta. On pourrait tout aussi bien croiser Curtis Mayfield qu’un vieux bluesman jamais enregistré.
Si l’on doit chercher à comprendre où réside l’immense talent de Mathieu Boogaerts, ce serait peut-être dans cette capacité qu’a notre chanteur expatrié chez nos voisins anglais à dire tant sur nous, pauvres français dans cette langue qui nous devient familière comme une version mal traduite de notre idiome français. Car ce qui intéresse le monsieur, c’est ce que cache l’ombre. Il s’en fait alors un révélateur acéré sauf qu’il ne se pose pas en moraliste sentencieux à la manière d’un occidental. Il se pose plus à la manière de l’africain en un griot, il n’oublie jamais l’importance du rythme pour nous faire entrer en empathie avec ses raisonnements.
Et si pour mieux se comprendre, pour mieux retrouver son identité française, il fallait parfois se désaxer, prendre la tangente, choisir le chemin de traverse. Il vous faudra pour cela encore une fois accepter l’invitation à la dérive de Mathieu Boogaerts pour le meilleur, of course !
Great isn’t it ?
Greg Bod