Dans la frénésie des sorties actuelles de séries, où chaque épisode se doit d’être plus haletant que le précédent, Normal People fait office de respiration bienvenue, de part son sujet qui aborde l’intime avec grâce et véracité, mais aussi sa mise en scène qui emprunte aux films romantiques et mélancoliques d’antan.
Les dix épisodes de cette série irlandaise explorent la relation sentimentale et amoureuse de Marianne et Connell, durant quelques années déterminantes pour leur destin commun, de leurs années lycée jusqu’à la fin des années fac, ces moments où naît le désir et que l’idée d’être un adulte responsable n’est pas encore affirmée. Un peu moins d’une décennie donc, croquée en dix moments-clés de leur vies respectives, ensemble ou pas, dix moments à marquer d’une pierre blanche – ou noire – dans la construction de leur moment commun privilégié.
Cela commence au sein de la classe, avec Marianne, trublion solitaire issu de milieu aisé, peu aimée de ses camarades et volontiers irrespectueuse envers ses profs, et Connell, brillant élève et doué en sport, fort populaire dans l’établissement, dont la mère fait ses heures de ménage dans le manoir des parents de Marianne. Leur vraie rencontre se fera donc hors les murs du bahut, pour des instants privés, loin des regards des autres. Et ce sera ainsi durant toute la saison, des moments fugaces de complicité très intime, sans personne autour, et qui amène la série très très haut, alors que l’ordinaire de la situation présageait l’inverse.
Si le premier épisode tend vers l’anecdotique et le « à quoi bon ? », la suite fascine rapidement le téléspectateur, dans la démonstration magistrale qu’on peut tout dire et évoquer avec un simple geste, un regard durable. Le duo exceptionnel (Daisy Edgar-Jones et Paul Mescal) parvient à faire ressentir tous les atermoiements et interrogations que l’on se pose, jeune adulte, sur ses sentiments, sur son destin. Avec de nombreux non-dits, des silences qui en disent long, suivis presque aussitôt de scènes de sexe aussi délicates que frontales, avec des accélérations temporelles surprenantes, les créateurs de la série (Alice Birch, aidée de la talentueuse Sally Rooney dont le roman à succès est ici adapté) réussissent à créer la série romantique contemporaine ultime. Si on y évoque le rock, le désir BDSM, le harcèlement, elle emprunte pourtant les thèmes de la domination sociale, de la mélancolie, des convenances ou des remises en questions de soi-même chères à Jane Austen et consorts.
https://www.youtube.com/watch?v=3lOamiMJ8NM
Le résultat est un sommet de romanesque contemporain. Si l’on devait trouver une comparaison sérielle, c’est vers l’émotion de « This Is Us » que l’on se tournerait, même si le storytelling à l’américaine est ici remplacé par une radioscopie de petits moments décisifs glanés parmi une période de vie des personnages. Les amours au 21ème siècle passées au peigne fin des moeurs actuelles, des freins générationnels ou des revendications sociales. Une chronique juste et aussi cruelle de la grande loterie des sentiments, quand le besoin de l’autre n’existe que par une frustration, ou un besoin de rompre une solitude bien ancrée. Le concept n’est pas neuf, le traitement particulier et racée dans Normal People, si. Une série extraordinaire sur des gens ordinaires. Sur vous, sur nous.
Jean-françois Lahorgue