C’est l’histoire d’une rencontre entre le fondateur de la psychanalyse et un jeune psychanalyste américain. Un jeu d’influences, un fric-frac entre Frink et Freud concernant l’avenir de la psychanalyse sur le nouveau continent.
Procédons par associations libres, comme le suggère la psychanalyse. Frink et Freud, ça sonne comme une friction, comme un fric-frac, un cambriolage à l’ancienne, en vue de dérober quelque chose. Un effraction dans un territoire inconnu. Les frictions, ce qui accroche, apparaîtront rapidement dans ce récit sur deux versants, celles qui accrochent et celles qui font des étincelles.
Revenons à l’intention de Freud en 1909. L’idée du père de la psychanalyse est de diffuser la psychanalyse dans le Nouveau Monde, cette Amérique aux mœurs différentes, d’y implanter sa pensée sur l’inconscient et celle de ceux qui le suivent d’ores et déjà sur le vieux continent. Sandor Fernczi et Carl Gustav Jung accompagnent Freud dans cette traversée improbable : un hongrois, un suisse et un autrichien dans la conquête de l’Amérique. Nous suivons alors ce trio parmi le cénacle de psychanalystes américains constitués en quête de ce que l’on nommerait aujourd’hui un influenceur. Bien avant les réseaux sociaux, Freud recherche qui pourra diffuser sa théorie auprès d’un nouveau public. Ce sera Horace Frink ! Le correspondant de Freud dans sa conquête de l’Amérique.
Frink, le ticket onéreux onirique
Le récit va ainsi suivre les tentatives de Freud de s’adresser à des psychanalystes américains convaincus, et de trouver un influenceur à même de répandre la parole de la psychanalyse sur le territoire. La rencontre entre Freud et Frink illustre à merveille à la fois les attentes réciproques, le désir de Freud de trouver un confrère prometteur pour le représenter sur ce continent, le désir de Frink de répondre à cette ambitieuse et honorifique mission, ainsi que l’ensemble du malentendu entre les deux hommes comme entre les deux continents. L’écriture, la mise en scène et les dessins illustrent à la fois la réalité de cette affaire, son côté aventure extraordinaire, et les enjeux fantasmatiques pris entre la fumée du cigare de Freud et les pensées oniriques virant au cauchemar de Frink. Le récit déroule ainsi le prix à payer pour chacun des deux, entre un Freud aigri s’usant dans cet immense et neuf pays, et un Frink velléitaire se prenant les pieds dans une dense fumée et un épais tapis. Dès la couverture de la BD, la fumée se mêle d’ailleurs aux lettres, tel un message inconscient délivré d’emblée sur ce qui va embrumer les esprits.
Mythe et choc aux U.S.
Le mythe veut que Freud ait prononcé lors de son arrivée aux États-Unis : « Il ne savent pas que nous leur apportons la peste« , phrase reprise dans le récit au moment où le trio de psychanalystes européens arrive à Ellis Island. Freud est friand de mythes, ce n’est pas un secret, et le fondateur de la psychanalyse se retrouve ici en place de fonder lui-même en terre inconnue l’avenir de la psychanalyse. Nous suivons alors ses espoirs et ses interrogations, en nuances de gris tout du long. Nous suivons aussi les intentions franches et les frasques de Frink, lorsque celui-ci se trouvera pris dans le transfert amoureux d’une de ses patientes. A l’instar de Freud et de son désir pour l’Amérique, tournant rapidement en tourments, nous suivons Frink pris dans les rets de ses traumatismes et de ses pulsions contraires. Les auteurs illustrent ces passions par d’ingénieux glissements entre rêve et réalité, dessinant les contours des angoisses, des peurs, des fantasmes croisant le désir ambivalent de Freud vis-à-vis de ce continent et le destin des pulsions de Frink l’entraînant dans des recoins obscurs de sa psyché. Du cigare fumant de Freud aux fumées d’angoisse de Frink, Pierre Péju et Lionel Richerand entremêlent savamment les deux griseries de l’un et l’autre dans l’aventure qui les attend ainsi que les chimères dans lesquelles ils demeurent emprisonnés. Les névroses du père de la psychanalyse et du jeune psychanalyste américain relatent dans cette BD documentée tout en contrastes les névroses du père de la psychanalyse, qui n’en faisait pas secret, et celles du jeune psychanalyste, aux ambitions s’enflammant rapidement. Les auteurs approchent par le prisme de cette rencontre humaine et historique ce fric-frac raté, ce cambriolage manqué d’un Freud croyant sans y croire à la possibilité de la psychanalyse dans ce territoire aux libertés hissées à hauteur du puritanisme caché, dont Frink fera à son insu les frais. La psychanalyse est ici pleine de fumée et de soufre, de levée des désirs secrets et des voiles opaques, un autre nom de la peste, sans doute, pour les États-Unis d’alors. Et c’est tout l’art des auteurs de nous embarquer dans cette improbable rencontre, intime et politique.
Anthony Huard