Tomino la Maudite, l’une des œuvres majeures de Sueshiro Maruo, maître incontestable de l’Ero Guro, arrive enfin en France : c’est un évènement.
On connaît généralement en France la fascination traditionnelle des Japonais pour un érotisme malsain, pimenté par des scènes d’humiliation et de torture, qu’on a du mal à faire entrer dans le cadre de notre vision moderne de la sexualité, sans même parler de nos convictions quant à l’égalité des sexes. Faut-il pour autant condamner au nom de notre culture à nous tout un pan de l’art japonais érotique, voire pornographique ? En ce qui concerne l’œuvre de Suehiro Maruo, mangaka – mais également artiste -réputé dans son pays, et maître reconnu de l’horreur érotico-grotesque (ce que les Japonais qualifient d’Ero Guro…), la question ne se pose même pas : il est clair qu’on a à faire à l’un des plus grands mangakas en activité, tant par la beauté de son graphisme que par la poésie toxique qui se dégage de ses récits morbides.
On se souvient encore de notre découverte, il y a une dizaine d’années, de l’un de ses chefs d’œuvre, l’Île Panorama, adaptation délirante d’un roman de l’écrivain japonais Rango Edogawa, qui l’est sans doute tout autant (Rappelons que « Edogawarango » correspondant à la prononciation japonaise de « Edgar Allan Poe »…). C’est donc avec impatience que l’on découvre aujourd’hui le premier tome de Tomino la Maudite, conte atroce se déroulant dans les années 30 à Tokyo, et décrivant les éprouvantes aventures de deux enfants abandonnés par leur mère. Vendus à un gangster cruel, qui les exploite dans une sorte de spectacle forain mettant en vedette toute sorte de monstruosités, l’existence de Tomino et de son frère, qui sont connectés par une sorte de lien télépathique, va osciller dans ce premier tome entre épreuves redoutables et moments de bonheur enfantin au sein de cette drôle de communauté de monstres, qui les accueille et va constituer pour eux, pour la première fois, une sorte de famille… Mais, évidemment, les plans de leur « propriétaire » sont très noirs, et tout ne va certainement pas s’arranger pour les malheureux jumeaux ! Entre Dickens et le Freaks de Todd Browning, le destin de Tomino progresse sur la corde raide entre misère sociale et émotionnelle, et va surtout la placer en position de témoin des horreurs et des dépravations auxquelles se livrent les humains.
Qui ne connaît pas encore Maruo sera initialement surpris par le mode de narration qu’il utilise, bien éloigné de la précision du découpage cinématographique qui est généralement celle du manga contemporain. Chez Maruo, on est au contraire dans une sorte de minimalisme narratif – peu de dialogues, peu d’images pour décrire une action – qui désorientera le lecteur « paresseux » habitué à une sorte de pré-mâchage de la fiction. Lire Tomino la Maudite requiert un certain effort de lecture, pour pouvoir avoir accès à la complexité de la fiction, mais on réalise peu à peu que beaucoup du charme du livre vient aussi de cette petite « résistance » dont on devra triompher pour le mériter…
Plus important toutefois, le lecteur sera constamment frappé par la splendeur du graphisme de Maruo, quelque part entre le classicisme nippon des fameuses « estampes japonaises » et un esprit « Art Nouveau » très européen : l’intense beauté des visages, l’élégance suprême des corps et de leurs mouvements, et surtout le sentiment diffus mais omniprésent d’une sorte de pureté intouchable, qui combat à chaque page la laideur du monde et des comportements que le récit décrit. Bien qu’issu de la culture punk, dont il fut au Japon l’un des éléments importants, Maruo propose finalement une vision lumineuse, presque éblouissante, de l’humanité : vautrée dans la fange, elle s’élève constamment vers les cieux.
Si Tomino est maudite, du fait de l’accumulation de drames qu’elle affronte, on osera la voir plutôt ici comme « bénie » par cette innocence incompréhensible que Maruo dispense généreusement à ses personnages.
Eric Debarnot