Alex Somers, producteur et instrumentaliste perfectionniste et discret, ose enfin se mettre sur le devant de la scène avec rien de moins que deux albums sortis simultanément. Une explosion contemplative qui pourrait être l’enfant du post-rock et de l’ambiant. Et un bourdonnement dans nos oreilles surgit alors pour nous faire frissonner inlassablement.
A l’ouverture du morceau Deathbed, un sentiment assez malsain s’empare de nous. Une impression d’être aux côtés d’un proche en fin de vie. Un rythme cardiaque à l’agonie, ou apaisé, c’est selon.
Il y a forcément en ces temps d’épidémies mondiales des morceaux qui mettent plus la chair de poule que d’autres. Une évocation de la mort qu’on sent roder tout autour de nous, sans la voir, juste des rumeurs qui nous parviennent. Deathbed fonctionne comme une douce claque, faisant du bruit d’un respirateur, une percussion lente, imparable et qui à chaque coup nous rappelle notre condition de mortel.
Un nirvana auditif qui surpasse la peur, la mort, la vie
La musique d’Alex Somers pourrait être glauque à souhait. Un aller sans retour sur le fleuve du Styx, baigné de chants occultes en backwards et d’instruments triturés jusqu’à la cassure. Mais non, si il est question de mort, il est tout autant voir bien plus question de vie. Deathbed, comme le reste des deux albums Siblings 1 et 2 est parsemés de fines et douces mélodies comme autant d’échos d’un au-delà angélique, d’une félicité qui remplit notre corps jusqu’à nous faire pleurer d’une joie intense. Un nirvana auditif qui surpasse la peur, la mort, la vie, un nouveau plan astral que l’américain ne veut que nous faire visiter à l’infini.
Et ce n’est pas le premier coup d’essai pour monsieur Somers. On le retrouve certes depuis une dizaine d’années dans des bandes sons (Captain Fantastic, Honey Boy, Here We Are: Notes For Living On Planet Earth, Audrey, Taylor Swift’s Miss Americana) plus ou moins célèbres (il signera surtout la B.O de l’épisode Hang The DJ du Black Mirror de Netflix) mais il excellera avant tout dans la production. Si Damian Rice ou sa grande amie Julianna Barwick font partie de son carnet d’adresse, il a surtout gagné ses lettres de noblesses avec son compagnon Jón Þór Birgisson plus connu sous l’alias Jónsi et encore bien plus célèbre comme leader de la formation Sigur Rós. Auteur de leur album le plus contemplatif Valtari, il est aussi l’une des deux têtes pensantes du duo Jónsi & Alex auteur d’un unique album magistral : Riceboy Sleeps.
L’espace auditif n’a plus de frontières
Il est primordial de s’intéresser au passé d’Alex Somers pour en apprécier la finalité logique que représente ce double album. Fruit de la somme de toutes ses expériences, Siblings 1 & 2 sacralise la patte artistique du presque plus si jeune artiste (mais au faciès toujours enfantin). Un morceau comme Dim reprend les grandes orchestrations de violons typiques d’un album de Sigur Rós mais vient y ajouter un violoncelle poussé dans ses limites les plus graves comme Riceboy Sleeps seul pouvait nous le faire entendre. Le bois craque, et en dessous de cette arche de Noé rutilante s’ouvre à nous un vide insurmontable. L’espace auditif n’a plus de frontières, les sons semblent se perdre à l’horizon et des mélodies réconfortantes se mêlent à des effets sonores dignes d’un film apocalyptique. L’ADN cinématographique d’Alex Somers est bien là.
On repensera sans peine à son travail fantastique sur Dawson City : Frozen Time, un documentaire taillé à la perfection pour son score. Dans ce film états-unien de 2016, le réalisateur Bill Morrisson partait à la découverte d’une quantité astronomique de films retrouvés dans le permafrost d’une ville canadienne paumée. Il y était alors question d’exode rurale, d’histoire du cinéma, mais surtout de la fragilité et de la conservation de ce médium encore jeune dans l’histoire de l’humanité. Vie et mort encore une fois et tout logiquement une bande son incroyable, touchant du bout des doigts les anges à chaque revers d’archet. Une musique profondément intime quand bien même aucun auditeur n’aurait fait une expérience de mort imminente. Non, ici il n’est même pas tant question de théologie que ça (les titres ne sont par exemple jamais référencés, comme il n’y a également pas de cantique) mais bien plus de spiritualité. Alex Somers joue avec les chœurs de chérubins, les voix perdues dans un maelstrom de reverb et de delay.
harmonies délicates et répétitions épurées
Ainsi, sur Oh No par exemple, les voix reviennent percuter nos oreilles délicatement comme une vague de bonheur incessante. Il est toujours délicat de parler de joie en musique sans le rattacher à la notion de danse, de rythme et de vitesse, pourtant ici les mœurs sont adoucis par la lenteur, le silence et la sobriété. Fonctionnant presque sur les mêmes concepts cognitifs que l’ASMR, les Siblings jouent sur les couches subtiles d’instruments, les harmonies délicates et les répétitions épurées. Il l’affirme dans sa description des albums, Siblings est autant influencé par le post-rock que l’electronica, le minimalisme que le maximalisme.
Et alors que les notes de piano ruissellent comme des gouttes de pluie sur Kimblings, Tell Star (for Joe Meek) nous surprend par ses pêches électriques tonitruantes. Le double album se révèle alors d’être tout sauf ennuyant. Il expérimente, tout le temps, sans nécessairement une armée d’instruments à sa portée mais avec suffisamment d’idées pour diversifier le propos. En restant contemplatif, le voyage est long, coloré et toujours enchanteur. Il y a fort à parier que les conditions de créations des 26 chansons rendent honneur au Joe Meek évoqué dans le titre d’une des chansons. Producteur un peu fou (encore plus que Phil Spector si si !) qui, sans une once de connaissance de la lecture musicale, a révolutionné sa production et son enregistrement en allant à contre-courant de la course à un son clair. Au cours de sa courte carrière, il cherchera au contraire le son juste, celui qui se capte au détour d’un escalier, qui se barde d’effets en tout genre et qui fait fi des conventions. Alors Alex Somers lui aussi secoue nos habitudes d’auditeurs, un bruit blanc inconfortable s’installe sur Blown alors qu’on entend derrière la magnifique voix de Jónsi dérouler des plaintes d’un autre temps, d’un autre continent encore jamais exploré.
Des nappes et des drones. Des arpèges et des tuilages.
Les Siblings semblent alors fonctionner comme des bandes son d’un film qui ne verra jamais le jour, frustration suprême (au même titre que la bande son de Dawson City qui est introuvable, et le film juste diffusé à quelques festivals) à laquelle on préférera se dire qu’il est ici avant tout question de la bande son d’une vie. Une introspection qui puise son inspiration jusqu’à l’enfance comme en attestent les jaquettes en photo d’époques. Baignées d’obscurité, elles rappelleraient sans difficulté l’album Kveikur du groupe islandais mais ce serait sans compter une énigmatique vidéo pour Daniell in the Sea sorti il y a plus de 10 ans. Les visages s’y animaient alors de manière fantomatique, sans jamais être totalement effrayants ni attendrissants. Quelque chose de neutre et en même temps tellement mystérieux. L’aura d’une œuvre d’art comme la définissait Roland Barthes serait-elle la même qui entoure tout ce qui sort du génie Alex Somers ? Comme sur le titre Locket où il transforme une ritournelle sur un clavier jouet en un hymne de manège perdu dans le monde des défunts. Tout n’est que cycle avec Siblings alors aussi bien le royaume des morts devient l’antichambre avant une nouvelle vie. Le cycle des réincarnations s’apprête à s’activer et les violoncelles reviennent tonitruants. Nos âmes encore toute affaiblies dans leur torpeur sont balancées sans la moindre sommation dans le grand bain.
Oui définitivement il est question de respirations dans ces deux disques. Une bouffée d’air frais pour nos corps qui suffoquent depuis maintenant une trop longue année. Un calme olympien mêlée à une énergie dévastatrice, un rouleau compresseur ou Valtari comme dirait les islandais. Il y aurait beaucoup à dire mais toujours en poésie tant ici il n’est pas tant question de musique, au sens primairement musique où on l’entend. Il y a autant d’habillages sonores que d’expérimentations. Des nappes et des drones. Des arpèges et des tuilages. Des loops et des samples. Si l’aventure n’est pas épique, elle est tout du moins vivifiante et laisse une trace indélébile au plus profond de nous. On regrettera seulement que les jumeaux ne soient pas triplés, quadruplés ou bien plus. Et gageons que ce premier pas officiel dans la carrière solo d’Alex Somers est annonciateur de beaucoup d’autres projets à venir. Après tout, avec la série de concerts pour les 10 ans de Riceboy Sleeps (qui permettaient d’apprécier à un nouveau niveau les arrangements sonores en présence d’un orchestre et du duo), l’arrêt de Sigur Ros après les accusations sur leur batteur (mais quelques ressorties d’oldies inédits) et le nouvel album de Jonsi, on devine bien que le couple ne va pas en rester là. Et pourquoi pas même le retour du groupe Parachutes ?
Alex Somers a composé entre 2014 et 2016 la grosse vingtaine de pistes que comporte ce projet ambitieux, il a donc pris son temps. Et franchement, on veut bien attendre 7 ans à nouveau pour pouvoir replonger à nouveau dans ce purgatoire, glacial et chaleureux à la fois.
Kévin Mermin