Les cinq films de Steve McQueen composant le corpus Small Axe, présenté comme une série TV qu’il n’est pas vraiment, constituent l’un des plus remarquables travaux de mémoire réalisés de ce côté de l’Atlantique sur le racisme systématique dont sont victimes les populations immigrées, surtout si elles ont la peau foncée. A ne manquer sous aucun prétexte !
Small Axe : une série TV qui n’en est pas une
Nous, Français, voire Européens, sommes toujours partants pour critiquer, voire se gausser des USA, auxquels nous aimons attribuer tous les crimes et les péchés du monde. Le racisme profond de la société états-unienne est indiscutable, et il est chaque fois plus clairement souligné, comme ce fut le cas l’année dernière avec le mouvement Black Lives Matter : pointer du doigt ce répugnant phénomène nous permet néanmoins souvent de nous dédouaner des mêmes crimes, comme si, « chez nous », forcément, ce genre de choses n’arrivaient pas. Le premier – et immense – mérite des cinq films de Steve McQueen, regroupés sous le titre de Small Axe et « vendus » au public des plateformes comme une série TV, est de nous raconter, sans détours, que les horreurs que nous dénonçons de l’autre côté de l’Atlantique, ont été perpétrées de la même façon chez nous (et le sont encore, bien entendu !).
Les cinq films proposés, de durée variable – le plus long, Mangrove, dépasse les deux heures, le plus court, Education, dure une bonne heure -, nous racontent quelques épisodes – historiquement importants ou simplement anecdotiques, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient moins pertinents et moins forts – de la difficile intégration (si l’on peut utiliser ce mot dans le modèle dit « multiculturel » de la société britannique) des immigrés antillais, et dans ce cas-ci, souvent jamaïcains, à Londres. Les cinq récits se déroulent entre 1969 et 1982, à une époque où le National Front (équivalent britannique de notre très cher RN) et les idées racistes proliféraient, idées qui avaient été d’ailleurs violemment combattues par une partie de la jeunesse « blanche », en particulier au sein du mouvement punk.
Les nostalgiques éventuels – comme nous ? – de cette époque musicale particulièrement féconde, avec le punk rock, mais aussi l’avènement du reggae comme musique populaire, et l’éclosion du ska britannique comme excroissance métissée de la musique jamaïcaine -, pourront d’ailleurs déguster au fil de Small Axe – dont le titre fait référence à une chanson de Bob Marley prônant la révolte individuelle contre le système oppresseur (« So if you are the big tree / We are the small axe / Ready to cut you down (well sharp) » – Si vous êtes le grand arbre, nous sommes la petite hache, bien aiguisée, prête à t’abattre…) – une multitude de titres-cultes de la musique jamaïcaine !
Inévitablement, même si Steve McQueen est l’un des auteurs-réalisateurs anglais les plus importants des dernières décennies, la qualité des cinq films est variable, allant de l’exceptionnel au plus moyen. L’importance néanmoins du discours tenu, du témoignage apporté sur des événements jamais vraiment vus au cinéma encore, est indéniable, du premier au dernier : on pourrait même dire que, alors que la Grande-Bretagne vit actuellement dans la foulée du Brexit et avec les dernières mesures liberticides du gouvernent Johnson, un virage vers l’isolationnisme et la haine de l’autre inédit dans son histoire, le timing de Small Axe est impeccable. Et que, quelque part, il est moins approprié de juger ces films sur leurs qualités cinématographiques que sur la force et l’importance du message politique et social. Faisons néanmoins un rapide état des lieux…
Mangrove : un procès fondateur
Mangrove est le vaisseau-amiral de Small Axe, le gros morceau, et pas seulement par sa durée : dans un monde sans pandémie, il serait logiquement sorti en salles, et aurait très certainement marqué l’année cinématographique. Il narre des faits réels, le procès des Mangrove 9, neuf personnes accusées de violences lors d’une manifestation organisée pour défendre le restaurant « Mangrove », lieu de rencontre pour la communauté antillaise de Notting Hill : ce procès fut l’occasion de la première reconnaissance officielle du racisme endémique au sein de la police londonienne. Assez traditionnel dans sa construction, le film débute par une description brutale des exactions des « bobbies » dans le quartier antillais, et en particulier contre le restaurant, ce qui mènera à la manifestation, avant d’enchaîner des scènes de procès respectant les codes du genre, avec plaidoiries mémorables, coups de théâtre et retournements de situation. Mangrove est du cinéma populaire de la meilleure facture, parce que McQueen porte toujours le juste regard sur ses personnages, leur permet d’exister à l’écran comme véritables êtres humains et non comme porte-paroles symboliques de son discours. Parce que le film respire autant le respect de tous que la (juste) indignation devant le comportement de certains. Parce que l’interprétation est entièrement superbe, même si l’on aura sans doute un coup de cœur particulier pour Laetitia Wright, magnifique incarnation d’une militante locale du mouvement des Black Panthers. Pour toutes ces raisons, Mangrove est l’un des films qu’il est impensable de ne pas regarder cette année, un film qui d’ailleurs devrait plaire au plus grand nombre, un peu comme 12 Years a Slave à son époque.
Lovers Rock : communier et aimer en musique
Avec Lovers Rock (oui, comme le titre de The Clash de l’époque !), on est face à un tout autre genre de cinéma, et il est permis de considérer ce film, qui lorgne du côté du cinéma « d’auteur » et évoquerait presque un Kechiche dans l’attention généreuse qu’il porte à la communauté jamaïcaine et aux êtres qui la composent, comme le sommet de Small Axe. Pas vraiment de scénario cette fois, on suit seulement ici l’organisation, le déroulement, et le lendemain matin suivant d’une « house party » jamaïcaine : et c’est d’une beauté tout simplement terrassante… Même si, bien entendu, les amateurs de musique – utilisée ici de manière totalement diégétique – seront les plus prêts à s’émerveiller devant ses très longues scènes de danse, collective ou en couples ! Deux moments sublimes, et tellement significatifs, définissent le film et le portent : le chant a capella des femmes sur Silly Games de Janet Kay, et la transe masculine finale, qui voit l’hystérie générale monter, monter, alors que la musique permet d’exprimer enfin toutes les frustrations et les haines cachées dans une vie de soumission quotidienne au racisme ordinaire. La manière dont ces deux scènes, extraordinaires, dévoilent à l’écran le bonheur absolu de l’expression physique et la naissance d’un « groupe » à partir d’individus pour la plupart étrangers les uns aux autres, parlera forcément à tous les aficionados de musique live. Si l’on y ajoute la magnifique sensualité des corps à corps durant les scènes de séduction, et si l’on précise quand même que la vision critique de la société antillaise, en particulier de la violence machiste faite aux femmes, est également présente, on tient là peut-être les 70 minutes les plus merveilleuses vues pour le moment en 2021.
Red, White and Blue : changer le monde
Red, White and Blue raconte la très, très difficile intégration de Leroy Logan (encore une histoire vraie), jeune universitaire qui décide rejoindre les rangs de la police londonienne, pour « changer les choses », après avoir vu son père tabassé sans raison par deux bobbies racistes. Avec au premier rang un John Boyega qui fait oublier ici sa contre-performance dans Star Wars, Red, White and Blue dépasse la démonstration – efficace, toutefois – de l’abomination des comportements de la quasi-totalité de la police anglaise, pour peindre un superbe portrait en demi-teinte des difficultés persistantes que connaît une population souhaitant s’intégrer, mais constamment humiliée et rejetée. Et bien sûr, parce que l’angélisme n’est pas le style de la maison McQueen, le film montre crûment la délinquance endémique et la haine contre la police au sein de la communauté antillaise, qui empêchent ce « changement » si nécessaire d’advenir. S’il y a une frustration devant Red, White and Blue, c’est celle de voir le film s’achever beaucoup trop vite, au bout d’une heure vingt, à un moment-clé de la vie de Leroy, quand, découragé, il pense renoncer à sa « mission », mais que sa famille l’encourage à se battre : on aurait voulu connaître la suite, bien entendu. Reste que c’est sans doute plus intelligent de la part de McQueen de ne pas nous révéler si Leroy a réussi ou échoué (mais comment pourrait-il réussir, honnêtement ?), puisque c’est à chacun d’entre nous de devenir la « petite hache » qui abattra le grand arbre, et qu’il importe que nous fassions ce travail quelles que soient nos chances de succès.
Alex Wheatle : Brixton brûle
Alex Wheatle est une sorte de biopic de la jeunesse de l’écrivain du même nom, qui montre son difficile apprentissage de la lutte individuelle au cours d’une trajectoire malheureusement assez « classique » des épreuves de l’orphelinat à la prise de conscience de la force de l’éducation, en passant par la rue et par les gangs, et, inévitablement sans doute, la case prison (avec des scènes mi-drolatiques, mi terribles, de coexistence dans une cellule avec un géant aux problèmes intestinaux odorants !). On a un peu plus de mal à s’impliquer dans ce parcours, peut-être à cause d’une narration trop morcelée, peut-être à cause d’un acteur (Sheyi Cole) un tout petit peu moins impressionnant, sans doute aussi en comparaison avec les trois autres films qui ont précédé. Par contre, le gros point fort de Alex Wheatle, c’est sa description des émeutes de Brixton de la nuit du 10 au 11 avril 1981 (Remember la fameuse chanson de The Clash, Guns of Brixton, qui, deux ans avant, annonçait le désastre ?) : antagonisme « racial » d’une police toujours aussi méprisante et violente vis-à-vis de la population noire, ou plutôt affrontement « social » entre les défavorisés et un monde qui persiste à les ignorer ? La question ne sera jamais résolue, sans doute parce que les deux font la paire. Avec l’aide de quelques documents d’archives judicieusement intégrés, reliant les émeutes de Brixton à l’attentat raciste de New Cross, McQueen fait en sorte ici que nous n’oubliions pas que nous sommes tous assis sur une poudrière que nous alimentons chaque jour par notre indifférence. Cinématographiquement, on peut néanmoins dire que Brixton et sa colère rendent le destin de Wheatle un peu trop « exemplaire ». Et moins convaincant… même s’il nous faut reconnaître que la sobre conclusion sur le sublime Natural Mystic de Bob Marley est parfaite !
Education : sous le tapis
Il est logique que Education, le dernier volet de Small Axe, celui qui permet d’ouvrir la thématique du rejet des populations immigrées vers un avenir possible, traite de l’éducation. On se souvient d’ailleurs que l’une des dernières scènes d’Alex Wheatle était un prêche enflammé pour l’éducation des jeunes antillais rebelles, qui seraient « incapables d’avoir un avenir sans connaître leur passé », prêche qui changeait d’ailleurs, et pour le meilleur, la trajectoire du jeune Alex. On notera aussi qu’au cœur de la « réussite » difficile de Leroy Logan dans Red, White and Blue, il y avait ses succès scolaires : ce n’était qu’en étant un élève exceptionnel que Leroy pouvait espérer « changer le monde ». Education montre – au contraire ? – que l’éducation n’est pas une chose facile d’accès quand on est marginalisé socialement et racialement : c’est une évidence, mais c’est aussi le genre d’évidence qu’il fait bon rappeler régulièrement. Le petit Kingsley Smith, enfant rêveur qui aimerait devenir astronaute, ne sait toujours pas lire à 12 ans et se comporte mal à l’école où il est la cible de quolibets de la part de ses condisciples, blancs pour la plupart : en application de la vieille technique qui veut que l’on dissimule la poussière en la balayant sous le tapis, on se débarrasse de lui en l’envoyant dans une école spécialisée pour enfants « à problèmes », où il va sombrer encore plus. Comme tous les films sur la détresse et la révolte d’enfants « difficiles » (finalement, Kingsley n’est pas si différent du jeune Antoine Doinel des Quatre Cent Coups…), Education nous touche profondément… et les scènes montrant avec un réalisme bien tenu les aléas quotidiens de la famille Smith sont souvent précieuses. On regrettera en revanche une conclusion militante didactique qui montre Kingsley accédant enfin à la lecture une fois intégré dans un système d’éducation à domicile basé sur la transmission de l’héritage culturel africain : si cette conclusion est cohérente avec la diatribe entendue dans Alex Wheatle, elle reflète néanmoins un parti pris communautariste typique de la société britannique, bien éloigné du désir d’intégration – aussi difficile soit-elle – qui prévaut encore en France.
Notre rôle…
Finalement, devant une telle œuvre, il y a surtout deux questions qui se posent, et elles ne sont pas vraiment cinématographiques : d’abord, pourquoi donc est-ce qu’en Grande-Bretagne, et en Europe en général, à la différence d’aux USA, on a si peu d’œuvres artistiques de cette trempe qui nous parle de ce cancer que sont le racisme et la haine de l’autre ? Et ensuite, que faisons-nous réellement, chacun d’entre nous, contre ça, dans la vie de tous les jours ? Comment pouvons-nous jouer notre rôle de « petite hache » ?