En mettant en parallèle lynchage physique et lynchage virtuel, les auteurs de Lynchages ordinaires ouvrent des pistes de réflexion passionnantes, mais passent un peu à côté d’un sujet plus intime, plus profond et certainement plus fascinant, celui de la violence qui est en chacun d’entre nous…
Johan, jeune parisien qui n’a rien d’exceptionnel et semble-t-il tout du touriste standard, débarque à Rio de Janeiro pour assister au Carnaval. Emporté par la frénésie de la danse et par l’abus d’alcool et autres plaisirs, il va être pris à partie pour un malentendu et frôler le lynchage. Cet incident, qui aurait pu s’avérer dramatique, va lui permettre de découvrir la montée en puissance d’un phénomène terrifiant : irrité par la corruption et l’inaction de la police qui n’assure plus depuis longtemps sa sécurité, l’homme de la rue décide de se faire lui-même justice, immédiatement. Mais cette découverte va aussi mettre Johan au défi d’affronter une part plus sombre de lui-même, celle qu’il voulait justement fuir en prenant son avion à Roissy pour Rio…
Lynchages ordinaires est un livre qui tient à la fois du « sujet journalistique » (deux des auteurs de son scénario, Morgann Jezequel et Léa Ducré, sont en effet journalistes) et de l’analyse sociétale (Léa est passionnée par les mécaniques du fonctionnement de la société). Son traitement graphique, efficace mais relativement standard, ne le distingue pas particulièrement de dizaines de BDs qui paraissent chaque mois, si ce n’est par l’inclusion régulière dans le récit de doubles pages frappantes, qui fonctionnent comme une sorte « d’arrêt sur image » dans le flux du récit : visions de fête ou de cauchemar, ces doubles pages muettes constituent certainement ce qui restera en mémoire du lecteur à la fin du récit. On pourra néanmoins objecter que le choix de recourir à deux artistes aux styles différents, Victoria Denys et Héloïse Chochois, l’une pour ces fameuses doubles pages, l’autre pour le récit lui-même, déséquilibre un peu le livre.
Si vous connaissez le principe du Triangle de Karpman, Lynchages Ordinaires ne vous surprendra pas : Karpman explique qu’il existe trois rôles que nous sommes susceptibles de revêtir, celui du bourreau / persécuteur (qui agit et indique aux autres la manière d’agir, étant persuadé d’avoir raison), celui de la victime (qui est faible, mais cherche éventuellement à susciter la pitié), et celui du sauveteur (qui vole au secours d’autrui, même quand on ne lui a rien demandé…), et le parcours de Johan dans le livre illustre cette étonnante capacité que nous pouvons avoir de passer d’un rôle à l’autre.
Et c’est d’ailleurs finalement cet aspect trouble du comportement de Johan qui est intéressant dans Lynchages ordinaires, plus que le parallèle un tantinet artificiel entre lynchage physique et lynchage virtuel (dans les médias / sur les réseaux sociaux…). C’est d’ailleurs là la limite de ce livre par ailleurs passionnant : faire un amalgame entre une situation politique très particulière – le délitement de la confiance populaire en ceux qui sont sensés protéger, au Brésil – et un comportement individuel toxique – la violence que nombre d’entre nous sont apparemment capables d’exercer sur les réseaux sociaux – n’apporte que peu de lumière sur ce dernier phénomène, finalement plus obscur, plus inquiétant même pour le futur.
Gageons néanmoins que le sujet du lynchage en ligne – dont on constate encore une fois en ce moment la violence – sera, sans aucun doute, le sujet d’autres livres qui approfondiront le travail des auteurs de Lynchages ordinaires.
Eric Debarnot