Le duo franco-américain Special Friend remet au goût du jour la magie du grand « slowcore » des années 90 : leur Ennemi Commun est tout simplement un album d’une beauté intime envoûtante…
On pourra certes nous accuser d’être un tantinet nostalgiques, pour le coup, même si la nostalgie n’est pas le style de la maison. Mais c’est surtout parce que Ennemi Commun, le premier album du duo franco-américain Special Friend, dégage lui-même un parfum entêtant de nostalgie – presque dans le sens de la « saudade » brésilienne, ce sentiment heureux qui naît quand on rêve de bonnes et belles choses – que ce mot vient à l’esprit, et pas parce qu’on pensera forcément ici et là aux merveilleux Galaxie 500, à Low bien entendu, avec des touches de Yo La Tengo : ces références – de haut niveau, indiscutablement – importent beaucoup moins que la superbe émotion que dégagent ces 11 morceaux à la fois intimistes, fantomatiques parfois, et bruitistes (juste comme il faut).
Dès l’introduction, Motel, on est dans le vif du sujet, même si le mot « vif » est un peu hors de propos ici : des mélodies envoûtantes, qui se révèlent peu à peu au fil des écoutes, un tempo qui va osciller entre lent et très lent, des arrangements qui semblent – mais semblent seulement – réduits au minimum. Et ce déchaînement soudain de guitare saturée, qui vient paradoxalement souligner la tendresse de la chanson, en nous élevant l’âme. Mais Special Friend, c’est surtout cette rencontre et cet assemblage de deux voix, l’une masculine (Guillaume Siracusa, le français de l’étape), l’autre féminine (Erica Ashleson, l’amie américaine), toutes les deux douces, qui va parcourir au fil de l’album plus de terrain qu’on l’imagine a priori : oui, il y aura bien sûr ces chansons presque susurrées (Ennemi Commun), ces moments enchanteurs où la légère fausseté des vocaux nous brisera presque le cœur de tendresse (Movement of the planets), mais il y en aura aussi d’autres où, au contraire, c’est une certaine perfection, presque idyllique, qui se dégage de vocaux qui s’envolent littéralement (Manatee).
Hazard, plus enlevé, fait écho au travail de nos groupes néo-zélandais préférés, The Bats en premier lieu, et ce lien entre Paris et Dunedin est rassérénant en ces temps de renfermement sur soi. Forest est le morceau le plus rock, bruyant, voire même excitant de l’album : en insistant dans cette direction-là, Special Friend pourrait bien ramasser la mise… mais perdrait sans doute un peu de sa splendide singularité : la douce tristesse évasive de Flaring Jean dépasse les facilités de cette dream pop chatoyante et souvent vide qui est aujourd’hui à la mode, pour toucher à une vérité profonde en nous.
Si on est ici en plein dans la formule rock essentielle guitare (lui) + batterie (elle), qui suffit bien à nous, la production très soignée de l’album permet d’en dépasser l’aspect un peu basique. Ainsi Pastel, l’un des morceaux les plus ambitieux du disque, même si on a le sentiment que parler d’ambition choquera Erica et Guillaume, pour qui on sent bien que l’honnêteté et la modestie sont le principal objectif, confirme que Special Friend a le potentiel de déployer ses ailes au-delà de ce périmètre initial : quelques notes de clavier, une rupture de rythme au milieu du morceau, un solo de guitare enflammé pour le terminer, et Pastel décolle.
La conclusion, superbe, de HCM, et ses voix si amicales et si proches, achève de verrouiller nous attachement soudain à ce groupe qui semble surgi de nulle part et fait immédiatement partie de notre univers musical intime.
Eric Debarnot