Emil Svanängen réactive une fois encore sa boite à musique, sa machine à rêves, son alchimie des merveilles avec ce nouvel album de Loney Dear. A Lantern And A Bell est une collection de chansons à prendre comme une invitation à errer entre landes et mer déchaînée.
Et si au fond des musiques, au creux des harmonies, au coeur des mélodies, il existait une géographie secrète, des paysages de granit et de vent, des océans à la fois limpides et opaques. De tous les médias artistiques (avec la peinture), c’est peut-être la musique qui a toujours le plus cherché à mettre en évidence la puissance d’un lieu, son adéquation avec une émotion. Tout au long de l’histoire de la composition musicale, courent des œuvres plus ou moins inspirées cherchant à traduire ces endroits auxquels on finit par ne plus prêter attention. On pourrait parler d’Edward Elgar, ses Sea Pictures et sa version historique de Janet Baker, Le Poème de l’Amour et de la Mer d’Ernest Chausson, la musique aquatique de Claude Debussy, l’évanescence de Rod MacKuen en compagnie d’Anita Kerr le temps de The Sea. Plus prés de nous, nous pourrions parler de Sea Glass (2018), le sublime dernier disque de Paddy Mann alias Grand Salvo injustement ignoré par chez nous.
Il faudra adjoindre à cette longue et précieuse liste désormais A Lantern And A Bell le nouveau disque du suédois Emil Svanängen alias Loney Dear mais à y regarder de plus près ne peut-on pas parler d’une espèce d’obsession que l’on retrouve dans chacun de ses disques ? En effet, le suédois semble entretenir un rapport étroit à l’océan, on pourrait citer sur Dear John (2009) Under A Silent Sea, la présence régulière de navires dans ses paysages mentaux. Bien sûr, il ne faut jamais prendre un paysage pour seulement ce qu’il est, il faut aller chercher la signification du symbole derrière le mouvement qui embrouille le message. Et si l’omniprésence de l’océan ne traduisait pas une forme d’intranquillité, de menace ou d’inconfort. Pourtant, à celui qui ne s’attarde pas suffisamment longtemps, la musique de Loney Dear peut donner cette impression de douceur. Celui qui saura donner du temps au temps retrouvera dans ces constructions une montée en tension inhérente à chacune des chansons du suédois comme une linéarité perturbée, détraquée ou oxydée.
A celui qui s’interroge sur l’omniprésence de l’océan dans la musique de Loney Dear, voici ce qu’en dit Emil Svanängen :
« Tout cela est une partie importante de ma vie intérieure, peut-être un rêve romantique d’aventure, mais aussi une phobie, un danger vers lequel je ne peux m’empêcher d’être attiré. Près de chez moi, des cargos passent tous les jours et le bruit de leurs moteurs me trotte dans la tête. Ils finissent par s’infiltrer jusque dans ma musique. »
On n’est pas surpris de voir Loney Dear signé sur le label Real World, l’obédience de Peter Gabriel car à bien y regarder, on retrouve plus d’un point commun entre les deux musiciens. A commencer par cette merveille que sont ces deux voix, celle de l’auteur de San Jacinto, comme celle de son rejeton. L’un comme l’autre savent pénétrer leur mélancolie d’une profondeur sans pareille. L’un comme l’autre savent jouer de la ligne claire comme de la complexité harmonique. La voix tout en falsetto d’Emil Svanängen cache des secrets, des fragilités, des nuances qui font les immenses interprètes. Pas ceux qui se cachent derrière la puissance, le coffre et la technique mais ceux qui habitent chacun des mots, qui investissent chacun des tremblements dans la voix comme un frémissement de la chair.
Les faiblesses contenus dans A Lantern And A Bell en font paradoxalement sa force. Ce disque bien trop court (il ne dépasse pas les vingt-sept minutes !) provoque bien des frustrations mais il rappelle également ô combien la concision peut-être une vertu, l’intérêt de la brièveté des choses. En ces heures, en ces temps où tout est profusion, tout s’écoule comme dans un torrent continu, Emil Svanängen rappelle la pertinence de la vertu. On retrouve en creux ce mysticisme sans croix présent dans tous ses disques. On retrouve les grands frissons ressentis à l’écoute de Harm/Slow et sa relecture d’Albinoni.
Peter Gabriel ne cache pas son admiration pour les compositions d’Emil Svanängen :
« Des mélodies tristes et mélancoliques qui créent un espace dans votre tête, rempli de souvenirs, de rêves et de tendresse. Je suis très fier que nous travaillions avec un auteur-compositeur aussi doué. Quand on s’isole, quoi de mieux que d’être enveloppé dans ces belles constructions imaginatives. L’œuvre d’un maître. »
Autre faiblesse qui s’avère une force que ce sentiment de linéarité que l’on ressent à l’écoute du disque comme l’ensemble de la discographie de Loney Dear car finalement le scandinave ne cherche t-il pas exprimer une certaine idée de l’ennui, de la monotonie et de la lumière que l’on peut finir par percevoir en creux dans ces instants atones ? Comme des berceuses doucereuses, Loney Dear finit par endormir notre conscience, nous infiltre et nous met dans un état second, dans une vie parallèle où menace et douceur s’annulent. Mais en endormant notre conscience, Emil Svanängen permet à son message de mieux entrer en nous, de laisser quelques empreintes indélébiles ici et là au plus profond de nous.
Touché par la grâce tout au long de A Lantern And A Bell, Loney Dear n’a pas besoin de faire-valoir, de virtuosité ou d’arrangements luxuriants. Il lui suffit d’un piano asphyxié fin de siècle, de quelques chœurs épars, d’un lyrisme à fleur de peau. Comme un chef de gare omniscient, Emil Svanängen parvient à aiguiller notre sensibilité le long des rails de sa conscience. Il sera parfois bien difficile de ne pas se laisser submerger par les émotions tant ces chansons finissent par ressembler à des complaintes, des requiems peut-être du monde de demain, de celui d’hier. Il n’y avait guère que Sparklehorse pour nous arracher l’âme avec une telle indolence.
A qui vous demandera ce que fait Emil Svanängen , je mets fort à parier que vous ne pourrez parler de la musique de Loney Dear comme d’un énième projet Pop car ce n’est pas le propos du scandinave. Et si finalement, Emil Svanängen respectait et poursuivait cette tradition des lieder, ce romantisme hérité des Lyric Pieces d’Edvard Grieg ? Et si Emil Svanängen ne travaillait pas pour 2021 mais pour un temps qui rime avec éternité.
Et si la musique d’Emil Svanängen était à elle-seule un paysage, un refuge possible, un territoire inconnu à découvrir ? La réponse vous appartient.
Greg Bod