Benzine s’associe au cinéma Français pour rendre un dernier hommage au grand Bertrand Tavernier avec l’un des plus beaux films sur la guerre de 14 (avec Capitaine Conan du même Tavernier). Noiret et Tavernier essayent de panser les plaies du plus grand carnage de notre histoire, sans résultat. Un Monument !
Octobre 1920.
Un bord de plage terne et délavé où des vagues grises frappent le sable comme un cocher les cuisses de son canasson.
Un jeune homme, accompagné d’une infirmière, se tient sur un cheval, mal à l’aise. Il perd l’équilibre et tombe.
Il se relève difficilement. Il est unijambiste.
On rentre ainsi frontalement, par la douleur, par l’infirmité, dans ces périodes troublées et tellement délicates que sont celles de l’immédiat après-guerre.
Les conflits sont terminés depuis 2 ans et pourtant le vent porte une odeur étrange, une effluve âcre et persistante, le parfum malsain de l’acier et du sang, le parfum de la guerre.
La plaine est encore fumante et d’un vert morbide. Les hommes marqués au fer rouge dans leur chair et au plus profond de leurs âmes.
Une empreinte indélébile, une blessure au fond des yeux.
La terre même, violée et souillée par ses missiles dormant paisiblement dans ses entrailles. Explosant sournoisement, au gré des saisons, des labours ou des moissons, au visage de ses enfants fatigués.
C’est dans cette région, ce Nord-Est lacéré de coups de baïonnettes, ce coin de France balafré et encore saignant que deux femmes, deux quêtes vont se croiser.
Irène de Courtil, Bourgeoise Parisienne à la recherche de son mari disparu, regard dur et volonté farouche, arrive de Paris avec voiture et chauffeur.
Elle traverse cette France meurtrie, cette France qui panse encore ses plaies béantes; la regardant derrière les vitres de sa Rolls Royce et comprenant bien des choses sur la guerre et ses atrocités que son luxueux appartement Parisien lui avait caché.
Il y a aussi Alice, jeune institutrice remplaçante, éjectée de son poste pour cause de retour inespéré de la guerre du professeur titulaire, et à la recherche d’un fiancé de plus en plus évanescent.
Les espoirs et le destin de ces deux femmes prennent la forme d’un hôpital militaire surchargé et du responsable de ce barnum d’estropiés : Le commandant Dellaplane.
Militaire désabusé, lucide et écoeuré. En froid avec une hiérarchie aveuglée par le besoin de tourner rapidement une page déchirée et salie du grand livre de notre Histoire nationale.
Outre la responsabilité pesante de cet hôpital de « zone de front » où les fils de la patrie en morceaux hantent les couloirs.
Ces « gueules cassées » hurlant de peur dans leurs cauchemars interminables.
Cette « Monstrueuse parade » déambulant tel des zombis de fer blanc, grinçant de leur ossature métallique, et tentant vainement de renaître à la vie.
Le commandant Dellaplane est aussi chargé de la délicate mission d’offrir à la France l’exemple de l’héroïsme aveugle et de l’obéissance sans faille aux ordres, qui prend la forme d’un cadavre oublié de tous. Un cadavre que l’on mettra sous l’arc de triomphe et que l’on fleurira tous les ans en mémoire des millions de morts du premier conflit mondial.
Un « disparu », un oublié, un Illustre inconnu, voilà ce que veut la hiérarchie.
La représentation rassurante du massacre de millions de personnes par un simple mort anonyme.
L’image finalement apaisante de la souffrance, de la peur et de la violence par le biais d’une petite flamme bleue qui vacille paisiblement sous un monument gigantesque de la bourgeoisie Parisienne.
C’est dans cette après-guerre encore chaude et douloureuse que vont se nouer les différents enjeux de cette histoire.
De la recherche de ce mari, de ce fiancé au milieu des décombres fumants du Nord de la France et de leurs coeurs de femmes.
Au désir de reconstruire et de se reconstruire. Au besoin d’exorciser la peur et la mort par tous les moyens. De se remémorer pour un homme ce qu’est une femme et pour une femme ce qu’est un homme. Ces deux populations éloignées depuis tant de temps, qui se connaissent si mal. Au rapprochement de la grande et de la petite Histoire dans ce décor d’apocalypse.
Tavernier est un grand réalisateur et un homme intelligent. Un conteur racé qui fait confiance à ses spectateurs. Comme à son habitude, le cadre historique naturaliste (lumière, décor …) finement travaillé, léché à l’excès devient le décor de ces différents fils scénaristiques.
Tavernier mêle comme personne les destinées cruciales de la grande Histoire avec les aléas, les vicissitudes de la vie de ses personnages, cette vie volant en éclats au rythme inexorable de cette Histoire en marche.
Le cinéma de Tavernier est pur et d’un classicisme absolu. Le scénario ne flotte jamais, le fil est tendu, constamment.
L’oeil du spectateur toujours guidé, pénétrant les méandres des coeurs et des âmes des personnages, n’est jamais laissé à lui-même. On colle au plus près des émotions.
Le climat est palpable, les cicatrices encore douloureuses lorsque l’on appuie dessus et les odeurs de poudre et de chair brûlée traversent l’écran et vous filent la nausée.
Les acteurs sont sobres, touchants et terriblement convaincants. Respectant scrupuleusement le propos, le sérieux et le classicisme de Tavernier. Mention particulière pour Philippe Noiret émouvant en commandant goguenard mais fragile. Rebelle à une autorité absurde et menteuse, « Dreyfusard » dans l’âme et amoureux enfantin.
Une oeuvre d’une grande finesse. Un film calme et serein comme la fin d’une tempête, comme le jour d’après.
Un travail de mémoire et un travail sur la mémoire. Sur la transmission de la vérité… Des vérités !
Celles que l’on peut entendre, celles que l’on doit entendre… et puis les autres.
Les vérités qui font mal, celles qui ne sont pas jolies, celles que les décideurs refusent d’avouer à leur peuple.
C’est se rappeler que l’on a gagné la guerre, mais omettre qu’on y a laissé nos enfants.
C’est se souvenir de ce soldat inconnu, de l’hommage officiel qui fait briller la vitrine Française mais oublier les millions de corps dormant sous les sillons de nos belles campagnes.
C’est faire de ces litres de sang versés, de ces milliers de disparus, de ces familles déchirées, de ce pays ravagé un simple chapitre de plus dans ces manuels d’histoire fabriqués par nos gouvernements cachottiers.
C’est se rappeler que la vie continue malgré tout et qu’à part ça il n’y a rien.
Uniquement la vie… et rien d’autre.
Renaud ZBN