Cette BD expérimentale et étonnante a été conçue avec AutoCAD ! Au-delà de l’exercice de style, c’est l’histoire fascinante d’un architecte pulvérisé en plein vol par les nazis, alors qu’il s’apprêtait à toucher le « soleil »…
Le portrait d’un architecte tchécoslovaque, Bohumil Balda, personnage imaginaire inspiré notamment d’Albert Speer, qui se vit confier un important projet par le régime hitlérien. Cet architecte avant-gardiste, qui au départ se méfiait des nazis, mit au point une machine extraordinaire, un « soleil mécanique » qui devait auréoler la cérémonie annuelle en l’honneur d’Hitler d’une lueur phénoménale, une lueur « visible à 100 kilomètres à la ronde ». Un projet qui fut abandonné à cause de l’effort de guerre et provoqua parallèlement la déchéance de l’architecte.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que graphiquement, l’ouvrage n’est pas très engageant avec son trait géométrique hyper minimaliste. Et pourtant, quand on se donne le peine d’entamer la lecture, on est très vite fasciné par ce qui s’avère un parti pris radical et d’autant plus original quand on sait que le dessin a été entièrement réalisé à l’aide du logiciel Autocad. Seul un architecte aurait pu avoir une telle idée, et celui-ci se prénomme Lukasz Wojciechowski. Prof d’architecture et de design à la fac de Wroclaw, en Pologne, il publie ici sa seconde bande dessinée.
Passé le temps de familiarisation avec cette forme narrative singulière qui requiert la participation active du lecteur, force est d’admettre que celle-ci fonctionne très bien, en partie grâce à une écriture fluide. Wojciechowski adopte le format du gaufrier, où les cases, dédiées autant à la partie graphique que textuelle, deviennent ainsi des phylactères à part entière.
Pour l’architecte tchèque Bohumil Balda dont la carrière est en pleine ascension, ce soleil, élément récurrent du récit qui était au centre de ses créations, deviendra sa malédiction. La magnifique maison baignée de lumière où il demeure avec son épouse, d’une conception très avant-gardiste pour l’époque, reprend le concept des « toits-terrasse » cher à Le Corbusier. Les nazis, qui viennent d’envahir les Sudètes, vont faire appel à ses compétences, alors que curieusement ils exècrent le modernisme et préfèrent les toits en pente. Balda, par lâcheté ou par égocentrisme, peut-être un peu des deux, va céder bon gré mal gré aux sirènes hitlériennes de la gloire et abandonnera ses toits plats… Il est vrai qu’un refus équivaudrait à un suicide professionnel, réduisant alors sa carrière à néant. Mais bien vite, après une bouffée d’égo passagère, il sera rattrapé par sa mauvaise conscience, car pour être adoubé par ce régime, il y a forcément un prix à payer. Sous le diktat humiliant d’un sbire de Hitler, il sera chargé de concevoir la fameuse « Sonnenmachine », un projet titanesque et mégalo à la gloire du führer qui le conduira vers la folie puis la chute.
Pour revenir sur l’aspect graphique, c’est la forme qui prime ici, bien au-delà d’une quelconque velléité esthétique. Toutes les choses visibles du monde réel sont ramenées à l’état de symbole, de logo, de courbes et de lignes épurées à l’extrême. De façon logique, les constructions sont un assemblage de carrés, de rectangles, parfois de triangles, puisqu’il s’agit du thème central du livre, mais les personnages également, masculins en particulier. Lida, l’épouse de Balda, intègre quant à elle des courbes plus féminines dans sa représentation.
En contrepoint des angles et des traits rectilignes, évoquant la stabilité et la conception humaine, le cercle impose son mouvement naturel et son mystère obsédant, parfaitement souligné par l’auteur par un procédé itératif. Le cercle, symbole le plus répandu dans l’histoire de l’humanité, aux significations multiples selon les cultures. Ici, il symbolise avant tout l’astre suprême, et par extension la roue, la course du temps et l’éternité.
Au fur et à mesure que l’histoire avance, le soleil si cher à Balda, va progressivement être remplacé par la svastika hitlérienne, terrible juggernaut qui finira par « désagréger » l’architecte, lui dont le travail était façonné par l’astre lumineux. Sa femme, qui le vénérait et voyait en lui un créateur de soleil, une sorte de démiurge, sera en quelque sorte une victime collatérale en perdant la vue, peut-être à force d’avoir trop contemplé l’astre depuis sa terrasse…
Soleil mécanique est donc une excellente surprise. Cet ouvrage pseudo-historique nous laisse fascinés, comme si ce soleil avait imprimé durablement notre rétine, et nous trouble au point de se demander si tout cela n’est pas vraiment arrivé, sentiment renforcé par les photos qui jalonnent le récit. Mais surtout, il s’agit d’une double fable, d’une part celle d’un homme qui fut courtisé avant d’être annihilé dans son âme par un pouvoir politique monstrueux, d’autre part celle d’un régime qui fut englouti par sa propre vanité.
Laurent Proudhon