La musique classique vous ennuie, les tics de la scène néo-classique vous irritent, Lentomania, le premier disque du pianiste Sébastien Radiguet est pour vous, naviguant à vue entre dérives satiennes et élucubrations dignes de Tortoise ou de Gastr Del Sol. Une collection de pièces instrumentales un pied dans l’expérimentation, l’autre dans l’onirisme.
Qu’on se le dise, le souvenir n’a rien à voir avec l’anecdote, c’est une expérience toujours sensorielle qui use de tous les stratagèmes pour nous extraire d’une torpeur mélancolique point trop envahissante. Ici, pas de madeleine ou de fulgurance temporelle mais plus une dilatation de l’espace-temps, un éveil du corps face à une sensation oubliée.
Le souvenir, c’est toujours comme un flash, comme un frisson éphémère, comme le bruissement d’un pétale, comme cette transition que l’on ne nomme pas entre du vide et du plein. Quel média artistique peut être le plus pertinent pour permettre ce voyage intérieur à la rencontre de notre histoire que la musique ? Seulement, parfois les mots et ses tourments d’un autre viennent perturber l’élaboration de cet édifice de reconstruction d’une chronologie.
La musique instrumentale incruste bien autre chose dans notre inconscient, il n’y a jamais plus disert que la musique qui ne dit mot car elle prend un autre chemin, celui du langage corporel. Elle vient comprendre et traduire le moindre tressaillement de notre corps, la plus petite impatience d’une jambe, le plus infime frisson sur le dos d’une main. Sans vraiment vous l’expliquer, elle vient diluer en vous ce magma intérieur, lui donner un corps moins mouvant, des fondations plus solides. Aucune réflexion, aucun raisonnement psychanalytique, aucune analyse ni affirmation.
La musique sans voix n’est jamais muette car elle est, à elle-seule, pareille à un papier d’argent qui dévoile, semblable à un pinceau qui, plutôt que de dessiner à longs traits, dépoussière une boite de Pandore mémorielle. Entrer dans Lentomania, premier disque du normand Sébastien Radiguet, c’est un peu cela. Un travail de mémoire en somme. Mais on ne rentre pas dans la musique du pianiste par hasard, il faut se donner un temps de préparation, un temps de repos et de contemplation. Il faut retrouver le rythme d’une marche tranquille à flanc de colline, à flanc de landes ou à flanc de falaise, ces lieux si puissants que l’on s’y sent vivant car imperceptiblement en danger. L’invitation que nous fait Sébastien Radiguet n’est jamais dénué de risque car c’est à une dérive qu’il nous convie, une dérive incertaine au creux de nos souvenirs.
Allant chercher du côté des productions du label Aveyronnais Arbouse Recordings, Sébastien Radiguet hésite tout le temps entre école néo-classique, conforté par sa maîtrise d’un piano minimal, et électronique ou drone. L’écriture est toute autant acoustique que numérique, organique que synthétique. On sent un souffle de vitalité au milieu de ces longues mélopées tristes et mélancoliques, on y entend des craquements, des gymnopédies, des échos d’une valse de Maurice Ravel. On entendra ici et là des effluves du Dropped Piano (2011) du canadien Tim Hecker. Comme l’auteur de Konoyo (2018), Sébastien Radiguet joue avec la dissonance et la monotonie, la torpeur et l’irritation des sens, comme l’auteur de An Imaginary Country (2009), il est un architecte de cathédrales sonores fragiles et puissantes à la fois.
Pour Lentomania, Sébastien Radiguet est accompagné de l’artiste visuel Virgile Laguin avec lequel il tisse un lien et un dialogue entre images et sons, entre sons et souvenirs, un combat entre obscurité et lumière, un jeu de clair-obscur dont personne ne sort vainqueur ni perdant. Il se dégage de ces sept pièces qui constituent Lentomania une forme d’intranquillité, un malaise, de ceux que l’on ressent face à un miroir qui pointe les faiblesses et ce que l’on aimerait taire. Pourtant, de cette intranquillité, paradoxalement, surgit lentement un éveil bienvenu, une renaissance douce, une lente décomposition du présent, une évaporation du sens initial pour un état premier.
L’oreille reste constamment à l’affût de la moindre dissonance car la musique de Sébastien Radiguet est une musique du détail et de ce que cache le hors-champ, le décadrage qui se joue des triangles d’or. Lentomania prend même parfois des accents orientalistes comme sur le sombrissime et énigmatique Weastern, pas si éloigné d’un inédit de Japan, de David Sylvian ou du Ryuichi Sakamoto de Neo Geo (1987).
Sur Serious, on sentira peser la présence amicale de Stars Of The Lid pour cette même aspiration à un mysticisme aérien, à l’élévation de racines terrestres vers un ciel largement ouvert sauf que Sébastien Radiguet a l’excellente idée d’y adjoindre la science du bruit apaisé de l’Autechre le plus « sage », celui d’Oversteps (2010). Comme Sean Booth et Rob Brown, il disloque la mélodie, la triture, la fait fondre entre berceuse dérangée ou frelatée et lente plage minimale. Jamais la musique du normand ne se laisse totalement pénétrer, on pourrait l’assiéger bien longtemps que jamais on ne parviendrait totalement à venir à bout de l’interrogation qu’elle nous impose, de cette question au bord du clavier.
Et toi que caches-tu ? Tu croiras en les autres sans jamais vraiment les connaître, sans jamais vraiment les laisser te blesser, sans rien laisser percer. Et toi, si enfin tu comprenais que la seule vérité existe dans l’immanence d’un souvenir, dans sa persistance au fond de la rétine, dans ce petit rien entre le silence et le vide ?
Propice à nous frustrer, Lentomania est bien trop court car fulgurant comme la douceur d’un souvenir que l’on ne saisit jamais vraiment, le temps qu’on y pense, il s’évanouit déjà. Quel est le poids tangible d’un souvenir ? Quelle est sa masse ? Son diamètre, son tour ou sa circonférence ? On ne le saura sans doute jamais. Quel ingénieux calcul chimique se fait en nous pour reproduire une image ou une sensation ? Sans le savoir peut-être, Sébastien Radiguet s’interroge et nous interroge sur ce rapport ténu au souvenir, à la mémoire, Il n’est pas le premier ni très certainement le dernier mais qu’importe. Comme Keith Kenniff qui convoquait ses lieux intimes qui ont compté dans son parcours sur Famous Places (2010) , Sébastien Radiguet énumère, quant à lui, les jeux de lumière et d’ombre qui ont marqué ses sens.
Il faudra aussi comprendre Lentomania comme un éloge à l’immobilité qui n’est pas comme on l’imagine un arrêt du mouvement mais une autre nature du mouvement, une dimension secrète que seuls les initiés pourront deviner. Pareils à des ondes ou à ces circonvolutions subtiles, les mélodies s’enchevêtrent, se répondent, se stimulent. A l’image du peintre Edouard Pignon qui éveillait le mouvement sur toute la toile d’un tableau entre figuratif et abstrait, sa décomposition dans l’espace-temps poussant l’expression jusqu’à son ultime limite, Sébastien Radiguet, en faisant les louanges de la lenteur, exprime la joie de la vie en contraste avec la peur de l’ombre, la reconstruction mémorielle comme un possible point d’amarrage face aux sables mouvants qui nous entourent.
Le chef d’oeuvre de Jiro Taniguhi, Le Journal De Mon Père (1994) s’ouvre par ces lignes :
Quand je pense à ma ville natale, la même scène me revient invariablement à l’esprit. Je me revois enfant un après-midi de printemps en train de jouer assis sur le plancher du salon de coiffure de mon père. le plancher était baigné par la douce lumière du soleil. Je ne sais pas pourquoi, c’est dans mon souvenir le moment le plus paisible de mon enfance.
Et si on retrouvait le goût des choses, la nature des choses, l’esprit qui se cache dans la forêt de notre esprit ? Et si on laissait le silence de l’écorce prendre racine en nous ? Et si on laissait pour un instant, pour un instant seulement un peu de place au silence et à la lenteur ? Un peu de place pour nous, pour nos souvenirs enfouis dans la musique de Sébastien Radiguet et de son Lentomania paisible et troublé.
Un instant seulement.
Greg Bod