Comment vivre sans savoir d’où l’on vient ? En nous emmenant avec la famille Bloom qui retourne en Pologne à la recherche de ce qui reste de leur famille décimée par la Shoah, Goldman et Schall nous offrent un livre ambitieux, et finalement magnifique, sur la nécessité de vivre au sein d’un monde qui reste toujours aussi hostile.
Quand débute Recherche famille désespérément, l’étonnant roman graphique de Dan Goldman – scénariste américain – et George Schall – dessinateur brésilien désormais établi à Barcelone -, on fait d’abord la connaissance de Malka, trentenaire dont la vie littéralement en lambeaux : pas de boulot malgré son diplôme, bientôt sans domicile fixe alors que ses enfants lui préfèrent leur père dont elle est divorcée : tous les ingrédients sont là pour l’une de ces histoires qui, au cinéma, triomphent à Sundance, avec le bon mix de dérision et de réalisme social un peu décalé.
Et puis on fait connaissance de tous les membres de sa famille, qui sont partis (sans le lui dire, alors qu’elle se considère comme l’archiviste de la famille, elle qui s’est finalement contentée de sauver des poubelles une boîte de photos à la mort du grand-père) en Pologne à la recherche de ses « origines ». Tiens, on se dit alors que ces personnages pittoresques, déchirés entre leur judéité et leur culture désormais profondément américaine, seraient bien à leur place dans une vieille comédie de Woody Allen.
Mais tout cela n’est que le début d’une histoire dont la complexité et l’ambiguïté tranchent avec l’absolue clarté et lisibilité des très beaux dessins de Schall : car il s’agit ici de retourner au pays de la Shoah, en Pologne, pays enthousiaste dans sa collaboration avec les nazis pour la mise en place de la Solution Finale ; de voir où ont été massacrés les ancêtres, de retrouver les origines géographiques de la famille, dont il ne subsiste qu’une photo. Et de se retrouver confrontés à une haine antisémite toujours violente des Polonais, nombre d’entre eux restant fascinés par l’idéologie et l’imagerie nazie…
Alors, Goldman a-t-il voulu traiter trop de sujets pour les très courtes 160 pages de Recherche famille désespérément ? De l’Histoire qui ne change pas assez entre un passé atroce et un présent accablant, aux problèmes existentiels de ces enfants de survivants qui sont éternellement à la recherche de leur juste place sur terre, en passant par les difficultés d’être reconnue pour une jeune femme libre et pourtant en cruel besoin de reconnaissance, il y a beaucoup, beaucoup de choses dans ce livre. Et ce d’autant que le pari, remarquable, de la narration est de ne jamais en faire des tonnes sur des sujets potentiellement riches en pathos : Goldman et Schall construisent leur histoire par petites touches, drôles, cruelles ou tendres, mais toujours réalistes, qui semblent accorder la même importance à une glace désirée qui tombe de son cornet qu’à une croix gammée fraîchement dessinée sur un bâtiment témoignant du passé juif d’une petite ville polonaise.
Du coup, le lecteur a d’abord du mal à entrer dans le livre (trop de personnages ? trop de problèmes entre eux ?), avant de réaliser que, petit à petit, il s’est mis à aimer chacun ces gens perdus entre passé perdu et futur incertain. Et finalement que, avec eux, il aura adoré vivre cette aventure d’un retour forcément décevant, mais certainement libérateur, aux origines. Oui, en refermant ce très beau livre, les larmes aux yeux, le lecteur se déclarera absolument prêt à accompagner la famille Bloom dans son prochain voyage, en Israël.
Eric Debarnot